Dans les escaliers de l'immeuble, je la croise et, comme convenu, fais mine de l'ignorer. Elle empeste encore, vêtue de sa guenille, le chignon gras, un cabas vide à la main. Je fais marche arrière ... [+]
Adossé au mur du couloir qui donnait accès aux chambres, Jeck pressait contre sa tempe droite un magnum 357. Sur sa gauche, par le chambranle de sa chambre, il avait vue sur une fenêtre ouverte. Il pouvait entendre un petit oiseau chanter. Il imaginait l'oiseau, suspendu à une branche de l'arbre du jardin. C'était avec son père qu'ils avaient planté cet arbre dans le jardin de la villa, quelques mois seulement après que la mère de Jeck décède d'une tumeur au cerveau au bout d'une longue agonie. C'était un citronnier.
Jeck s'apprêtait à tourner la tête pour regarder le joli petit oiseau qui chantonnait, mais il se retint. il ne voulait pas risquer de perdre Lisa de son champ visuel, ne serait-ce qu'un instant. Elle avait déjà fui par le passé, comme ça, sans prévenir, il avait tourné la tête et elle s'était évaporée. Cette fois, il ne le permettrait pas, plus question de la perdre.
Elle se tenait à une dizaine de mètres de lui, trop grande, trop godiche, encore en pyjama, son regard marron fixé sur Jeck. Derrière elle, la porte qui donnait sur la cuisine était grande ouverte. Une colonne de lumière se déversait par la fenêtre de la cuisine illuminant le plan de travail, tel un un autel sacré. Jeck était calme, apaisé par la présence de Lisa. Son cœur battait tranquillement, sa main ne tremblait pas. Il voulait tourner la tête mais se retenait, se contentant de laisser le chant de l'oiseau traverser sa conscience.
Il sentait ses aisselles ruisseler, de l'eau s'en détachait et rampait le long de son corps. De son front écarlate, émergeaient de grosses gouttes, qui lui tombaient dans les yeux, mais il ne bougeait pas, ne cillait pas, ne clignait pas d'un œil. Il attendait, comme un pèlerin attendait la seconde venue du Christ, la réponse de Lisa :
— Où j'étais ? répéta Lisa, surprise.
— Pourquoi m'as-tu abandonné ? Pourquoi tu m'as laissé seul, encore une fois ?
— Je ne t'ai jamais abandonné ! répondit-elle. J'ai toujours été auprès de toi !!
— Menteuse !!!
— Je te le jure, Jeck ! Écoute, tu as l'esprit un peu embrumé ce matin, rien de plus, viens...
-— Arrête ta comédie, ne joue pas cet air condescendant avec moi !
— Mais...
— Je t'ai cherchée partout, pendant tout ce temps ! expliqua Jeck. J'ai appelé la police, alerté la famille, j'ai fouillé tous les moindres recoins de la ville. Je ne t'ai pas trouvée. Je me suis fait du souci, j'ai imaginé le pire ! Que tu me quittais pour un autre, que tu t'étais fait assassiner, ou que sais-je encore ! J'étais à l'agonie. Tout le monde m'a dit d'abandonner, que tout espoir était inutile. Mais j'ai continuais à espérer, et maintenant te voilà. Et crois-moi, je ne te laisserai plus partir. Si tu essaies encore une fois de me quitter, je me fais sauter la cervelle !!! C'est clair !!!!
Jeck, avala sa salive, et réajusta le canon contre sa tempe.
— Non, ne fais pas ça !! J'ai compris, j'ai compris ! Calme-toi, Jeck, je t'en supplie !!
Des larmes prêtes à tomber tenaient par miracle aux coins rougis des yeux de Jeck. Seul son menton tremblotait. Et le petit moineau qui continuait à gazouiller, ça le démangeait de tourner la tête, mais il avait peur qu'elle disparaisse comme arc-en-ciel. Il se devait de capturer cet arc-en-ciel et de le mettre sous scellé pour l'éternité.
— Tu me le promets ? Comme ce jour, pendant notre voyage de noces à Florence, quand nous étions enlacés par la nuit, cette promesse qu'on s'est faite ? Tu la tiendras ? Tu ne me quitteras plus ? Plus jamais ?
— Je te le promets, répondit Lisa. Je tiendrai ma promesse de Florence. Alors je t'en prie pose ce pistolet par terre et va t'asseoir dans la salle à manger, je vais te préparer ton petit déjeuner préféré. Œufs brouillés et bacon, avec du bon café.
— Je ne te crois pas !!! Je ne te crois pas !!!! Salope !!!!
Les larmes se mirent à couler sur les joues de Jeck et sa main resserra son étreinte sur la crosse du magnum. Il se tortillait sur la pointe de ses pieds, l'air indécis, tel un junkie incurable, accroché à la prochaine parole que Lisa s'apprêtait à prononcer.
— Je le jure, Jeck !! Je te le jure ! Je ne te quitterai plus. Je t'en supplie pose cette arme au sol, avant qu'il ne soit trop tard...
Jeck, contracté, les yeux globuleux, le visage rouge et veineux, semblait vouloir sortir de lui-même. Il resta comme ça un moment. Lisa à genoux, les mains jointes, le visage baissé, fixant le sol en marbre, ressemblait à une œuvre d'art, déposée là, faute de savoir où, par une compagnie de livraison.
Jeck cligna des yeux, très rapidement, un nombre incalculable de fois, puis déglutit.
— Œufs brouillés, bacon ? demanda-t-il.
Lisa, n'étant pas certaine d'avoir bien entendu ce qu'elle venait d'entendre, se méfia un instant, avant de relever tout doucement la tête.
— Les meilleurs de toute la ville, répondit-elle, les yeux plissés, d'une voix pleine d'amour.
Jeck baissa son arme et se précipita sur Lisa. Il fondit littéralement dessus et l'embrassa à pleine langue. Lisa ne résista pas. D'une main, il la palpa un peu partout, la renifla, se frotta à elle. Il lui susurrait des menaces et des mots doux, tout en caressant son visage du bout du canon du magnum. Lisa s'imaginait, morte, loin de ce corps qui était le sien, loin de Jeck et de son gros doigt qui pénétrait sa chatte, loin de cette arme, de cette maison, de cette ville, de cette planète.
Quand il eut fini, il la releva, et la serra fort contre lui. Puis il relâcha son étreinte et se rendit d'un pas décontracté jusqu'à la salle à manger. Il s'installa à la table et attendit son petit déjeuner, revolver à la main.
Lisa retenant se larmes, parcourue de spasmes, se dirigea vers la cuisine, à petits pas. Elle ouvrit le frigo et en sortit des œufs et du bacon frais. Elle fit chauffer une plaque à vif et posa une poêle dessus. Elle cuisinait, pleurant en silence. Quelques larmes tombèrent dans la poêle. Elle remua le tout, vivement comme lui avait appris sa mère, il y a des années de cela. "Tout est dans le poignet, ma fille !" lui disait sa mère "si tu veux tenir un homme, il faut conquérir son estomac". "Oui maman", répondit Lisa au fantôme de sa mère, "tout est dans le poignet". Elle fit glisser, les œufs et le bacon dans une assiette. Le café était déjà prêt. Jeck était calme a priori, il avait allumé la télé. Elle entendait une voix sans âme geindre des informations, sur un monde qu'elle ne connaissait pas.
C'était le moment ou jamais. Elle ouvrit le troisième tiroir sur sa droite et en sortit le range couvert. Elle enfila sa main dans le fond du tiroir et en sortit une boite de gélules. Elle dévissa le bouchon, prit trois comprimés et les posa sur le plan de travail. Par la fenêtre, le soleil avait légèrement décliné, et ses rayons transperçaient Élisa. Elle sentait cette douce chaleur, comme une présence qui lui caressait le dos. À l'aide d'une tasse à café, elle réduisit les comprimés en poudre. Elle jeta la poudre dans la cafetière et secoua le récipient.
Jeck apparut dans l'embrasure de la porte, la mine joyeuse. Lisa tressauta.
— Tu en mets du temps !!! J'ai faim !
— Ça... ça arrive..... Pas d'homme en cuisine ! File !
— Ok, OK !! ricana Jeck, en quittant la cuisine.
Lisa, poussa un profond soupir. Elle prépara un joli plateau, respira profondément trois fois de suite, puis avec le plus beau des masques qu'elle pouvait arborer en cette situation, elle se rendit dans la salle à manger et le déposa sur la table.
Jeck, posa son arme sur la table et se jeta sur le plateau repas. Lisa prit place en face de lui et le regarda manger. Il commença à somnoler, essayant de porter du bacon à sa bouche, mais ne mâcha que du vide. Lisa le regarda. Dans un bruit sourd, sa tête tomba dans l'assiette.
Lisa resta immobile un moment. Elle contempla son frère, qui roupillait paisiblement dans ses œufs et son bacon. Elle voulut rire en posant ses yeux sur le pistolet en plastique mais les larmes se mirent à couler.