— On va tout reprendre.
— Depuis le début ?
— Depuis le début, oui...
Je me suis calé contre le dossier de ma chaise, me suis raclé la gorge et puis j'ai soupiré, discrètement
... [+]
Mattéo a neuf ans. Il mesure un mètre et trente-cinq centimètres, pèse vingt-neuf kilos. Il a les cheveux châtains, coupés très courts, bien dégagés derrière les oreilles. Ses yeux sont marrons avec des reflets verts.
Nous avons un peu menti sur l'âge de Mattéo, il n'a pas encore neuf ans. Il les aura bientôt. Dans quatre jours, ce sera son anniversaire. Il soufflera ses bougies, entouré de son père et de sa mère. Mattéo n'a ni frère ni sœur. Avec sa maman, ils iront acheter un gâteau à la pâtisserie du centre-ville.
Comme tous les enfants, Mattéo attend son anniversaire avec impatience. Il sait déjà quel sera son cadeau. Normalement, c'est une surprise, mais, dans le garage, il a découvert un grand carton rectangulaire. A l'intérieur, un piano électrique. L'image sur le carton ressemble au piano qui se trouve dans la salle de musique de l'école. Deux fois par semaine, chaque classe y vient pour apprendre les rudiments de la musique auprès d'un jeune professeur payé par la mairie. Dans cette salle, on trouve tout un tas d'instruments : tambourins, guitares, maracas, flûtes. Et un piano donc. Aucun élève n'a le droit d'y toucher, sauf Mattéo. Il est le seul élève autorisé à en jouer, car, nous ne l'avons pas encore précisé, mais Mattéo est très doué pour la musique. Il aime la musique par-dessus tout. En contemplant la photo sur ce carton, un large sourire se dessine sur son visage.
Mattéo a appris très tôt à jouer du piano. C'est que sa mère est musicienne. Enfin, ce n'est pas son métier, elle est dentiste. Elle joue juste pour son plaisir. Mattéo aime s'installer à ses côtés pour l'écouter jouer sur le grand piano noir du salon familial. Il a su déchiffrer une partition avant de savoir lire et écrire.
Pour Mattéo, la musique est une chose aussi naturelle que respirer. Il a même parfois l'impression que ses mains jouent toute seules tant cela lui semble facile. Mieux que les mots, la musique exprime toujours avec justesse ce qu'il ressent. Car, les mots, pour Mattéo, ce n'est pas facile à manier. Ils buttent sur sa langue, ricochent sur ses lèvres, sortent de sa bouche dans le désordre, alors que, dans sa tête, il sait exactement ce qu'il veut dire. Dès qu'il essaie d'ouvrir la bouche, c'est une catastrophe. Mattéo est un garçon intelligent, vif, curieux, mais il a un problème : il bégaie. Certains enfants sont trop grands ou trop petits, trop gros ou trop maigres, ils portent des lunettes, ne courent pas assez vite ou ne retiennent pas les tables de multiplications. Chacun sa différence. Mattéo, lui, ce qui le rend différent, c'est qu'il parle en bégayant.
A cause de ce défaut d'élocution, les autres enfants à l'école se moquent de lui. B.. bon... bonjou... jour... Il n'a pas le temps de prononcer un mot complet, qu'autour de lui se déclenche une hilarité générale. Pour ne pas être la risée de toute l'école, Mattéo préfère se taire.
Pour son anniversaire, Mattéo n'invitera pas de copain. Car, des copains, il n'en a pas vraiment. Il aurait bien aimé inviter Chloé, mais il ne sait pas si un garçon a le droit d'inviter une fille à sa fête d'anniversaire. Et puis, comment le lui proposer ? Devant elle, il risquerait de balbutier encore plus que d'habitude.
Il n'explique pas pourquoi il se sent à la fois heureux et angoissé dès qu'il aperçoit Chloé. Il aime bien le geste avec lequel elle glisse derrière l'oreille sa mèche de cheveux. Il trouve mignon comment le bout de son nez rougit en hiver. Il a eu peur quand, l'autre jour, elle est tombée la tête la première sur le bitume de la cour. Son arcade sourcilière a abondamment saigné. Elle est revenue de l'infirmerie avec un pansement au-dessus de l'œil gauche. De retour en classe, avec moult détails, elle a raconté comment elle était tombée, comment l'infirmière s'était occupée d'elle, avait désinfecté la plaie avant d'appliquer un pansement.
Chloé, elle parle beaucoup, très vite. Elle a toujours plein de choses à raconter. Ses histoires sont toujours captivantes, tout le monde l'écoute. Tout le contraire de Mattéo. Elle l'impressionne beaucoup. A chaque récréation, il choisit un endroit d'où il pourra la regarder. Parfois, si les yeux de Mattéo et Chloé se croisent, tous deux baissent la tête et Mattéo, qui sent ses joues rougirent, court se réfugier dans la salle de musique. C'est son refuge.
En effet, le professeur de musique l'autorise à s'y rendre chaque fois qu'il veut être tranquille. Normalement, personne n'a le droit d'y entrer sans autorisation. Mais Mattéo a obtenu une dérogation afin qu'il puisse y jouer du piano chaque fois qu'il le voudra. C'est leur secret à tous les deux, Mattéo ne doit en parler à personne. Ici, tout est calme, personne ne viendra le déranger. Il s'assoit au piano et se met à jouer pour s'apaiser.
Concentré, il ne se rend pas compte que quelqu'un l'écoute. Il sursaute quand, relevant la tête, il se rend compte que Chloé se tient dans l'embrasure de la porte. Elle l'écoute en silence. Pris de panique, Mattéo se mélange dans les notes puis s'arrête de jouer.
- Ne t'arrête pas, j'aimais bien, l'encourage-t-elle en souriant.
Le visage de Mattéo devient encore plus rouge que tout à l'heure dans la cour. Ses mains tremblent tellement qu'il n'arrive plus à jouer. Il enchaîne les fausses notes, ça l'énerve.
Chloé s'est rapprochée. Elle se tient juste derrière lui, il sent son souffle sur son cou. Mattéo est comme tétanisé. Il voudrait fuir mais est incapable de bouger.
- J'aimais bien ce que tu jouais, lui dit Chloé. J'ai pris des cours de piano moi aussi. Mais je joue moins bien que toi.
Mattéo se concentre pour lui répondre. Il voudrait ne pas bégayer :
- ..tu... tu veux... que... je... jejejeje... je... joue... quoi ?
C'est raté, il aurait mieux fait de se taire. Maintenant, c'est sûr, elle aussi va se moquer de lui.
Au contraire, d'une voix qu'il trouve très douce, elle lui demande de rejouer le morceau de tout à l'heure. C'était une très belle musique, commente-t-elle. Il voudrait lui dire que c'est une de ses mélodies préférées, mais il a peur de s'embrouiller à nouveau dans les mots. Mattéo se concentre pour retrouver un peu de sérénité et recommence à jouer. Chloé pose une main sur l'une de ses épaules, cela le fait frissonner. Et une joie immense l'envahit, lorsque Chloé se met à rire et frapper dans ses mains pour l'accompagner.
C'est la fin de la récréation. Mattéo et Chloé n'ont pas entendu la cloche sonner. Le surveillant, qui a l'habitude de venir chercher Mattéo pour le reconduire en classe, s'arrête sur le seuil de la salle quand il remarque que celui-ci n'est pas seul. Il n'a pas le souvenir d'avoir jamais entendu Mattéo jouer un air si gai. Sur la pointe des pieds, le surveillant se recule de quelques pas puis s'en va faire sa ronde en sifflotant l'air que Mattéo est en train de jouer, Chloé assise à ses côtés.