Irrécupérable.
Je pensais qu’il me suivait mais, quand je tourne la tête, je constate qu’il s’est immobilisé quelques pas derrière moi et qu’il regarde ses pieds.
— Qu’est-ce que
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En ce monde, l'écriture n'était pas réservée aux seuls archivistes et poètes. Ceux qui parvenaient à déchiffrer les arcanes cachés entre les lignes et transcender l'essence des mots avaient accès au monde de la magie littéraire et devenaient des mages-mots.
À l'aube de sa mort, le plus puissant des mages-mots était aigri : il se désespérait de la qualité de la production littéraire globale, qui devenait à ses yeux de plus en plus niaise et vide de sens. Il brûlait d'exposer au grand jour les imposteurs de l'écriture et de les châtier, mais la magie littéraire ne pouvait être utilisée à des fins destructrices. Détournant le problème, il usa de sa toute-puissance pour jeter un sort qui éveilla les écrits du monde entier à l'existentialisme.
Les conséquences furent immédiates : devenus partiellement conscients, les ouvrages littéraires s'interrogèrent sur le sens profond de leur message, et tous ceux qui en étaient dépourvus commencèrent à s'agiter : paniqués par leur apparente vacuité, ils sortirent de leurs étagères pour partir en quête de sens. Certains devinrent golems de papier, d'autres serpents d'encre. Leur comportement était erratique, parfois dangereux, et ils semaient le chaos dans le monde entier. Sur son lit de mort, les dernières paroles du plus grand des mages-mots furent un rire jaune.
La résistance s'organisa. Pour lutter contre la vague de livres errants qui menaçait le monde, on dressa des troupeaux de chevaux à consommer du papier. Mais ces équins écrivores devinrent vite inopérants, vaincus par la masse de propos indigestes qu'on leur faisait avaler. Un mage-mot particulièrement ingénieux créa un piège sous forme de mise en abyme, en écrivant à même le sol un récit où des livres prenaient vie et s'égaraient de par le monde. Les ouvrages errants qui passaient par là s'abîmaient dans l'abîme et, comme le mage-mot s'était gardé de donner une chute à son récit, leur plongeon était véritablement sans fin. Hélas, ce récit lui-même finit par prendre conscience de son absurdité et partir en quête de sens, ajoutant encore au problème. Alors on forma l'ordre des chevaliers-critiques : armés de leur verve la plus acérée, ils battaient la campagne et taillaient en pièces les intrigues faiblardes et les dialogues bâclés des livres errants. Ils étaient efficaces mais leurs méthodes barbares indignèrent une partie de la population. La ligue de protection des livres errants fut créée. De purement académique, la crise devint sociétale. Les mauvais auteurs, jugés comme premiers responsables de la situation, devinrent l'objet de véritables chasses aux sorcières. Partout, la magie littéraire fut honnie.
Le conflit s'enlisa jusqu'à ce qu'un jeune mage-mot eût une inspiration géniale : si on ne pouvait satisfaire la quête de sens d'œuvres qui en étaient dépourvues, on pouvait en revanche offrir une définition irréfutable aux mots qui les composaient. Le mage-mot entreprit alors d'écrire un ouvrage décrivant le sens exact de chaque mot utilisé dans la langue écrite. L'effet fut instantané : les mots des livres errants, inexorablement attirés par leur définition objective, se désolidarisèrent de leurs récits pour migrer vers le livre magique. Privés de mots, les golems de papiers tombèrent en poussière et les serpents d'encre s'évaporèrent.
C'est ainsi que le mage-mot Larousse sauva le monde en créant le premier dictionnaire. Il est depuis de coutume d'en garder un exemplaire dans chaque bibliothèque, comme garde-fou en cas de réveil inopiné de l'esprit des mauvais livres. On ne sait jamais...