Chacun pour soi, Terre pour tous

Toute histoire commence un jour, quelque part. Quand bien-même souvent personne ne prend conscience du moment M où cette histoire H commence crescendo comme une forêt qui pousse, oups ! Que disais-je ? Décrescendo comme une forêt qui disparait en sourdine sous le sourd regard de nos oreilles aveugles.
Oui, qui disparait, comme les centaines d’eucalyptus qui mettaient en quarantaine la plaine qui m’a vu grandir... une centaine d’eucalyptus qui était mon terrain de jeux, oups ! Notre terrain de jeux ; oui, notre terrain de jeux, bien-sûr, notre terrain, il n’y avait pas que moi, il y avait aussi Patrick, Jirhé, Grâce, Baraka, Justin, Marcel, Lopongo... c’était notre terrain à tous! On y jouait souvent le soir, après avoir vite revu nos cours, et fait nos devoirs. Pour certains de nos copains, c’était après avoir échappé en toute désinvolture à la surveillance d’une mère occupée à trente-deux tâches ménagères. Arriver à s’en échapper pour rejoindre la camaraderie était déjà un exploit et le prélude d’une douzaine de quart d’heure de plaisir.
On n’a pas connu de salle de jeux nous ; non, pas de salle de Jeux, on a eu mieux je vous jure. Nous sommes parmi ceux qui ont eu droit à une vallée de jeux (rire), où il n’y avait rien et tout à la fois. Les jouets ? Nous les fabriquions seuls... cela ne dépendait que du jeu auquel nous voulions nous livrer... Serait-ce un Kidumu ? Un Coco (Cache-Cache) ? La guerre ? Les sauts acrobatiques ? Une chose est sûre, nous étions une bande de copain insoucieux. Et cette brousse avait tout pour nous rendre heureux.
Pour la guerre par exemple, nous n’avions pas de fusils en plastique, nous les fabriquions seuls, avec des tiges de roseau que nous trouvions le long du petit ruisseau qui baignait cette brousse, qui à l’époque, nous apparaissait comme une forêt face à ces grands arbres nous couvrant la tête, et ce feuillage nous couvrant les pieds. Le décor était donc parfait pour se livrer les « meilleures guerres » de l’histoire, au cours desquels chacun de nous pouvait choisir l’élégance avec laquelle il recevait la balle dans son corps, en choisissant le saut le plus spectaculaire pour à la fois imiter les grands acteurs de l’époque tout en savourant la douceur du feuillage en retombant au sol. Les films d’actions de Schwarzenegger, Van dame et Stallone étaient dans nos têtes avec tous les cris... « Yaaa », « Haut les mains », « pas un geste », et derrière chaque arbre se cachait toujours l’un de nous.
Plus amusant encore, chacun de nos jeux commençait toujours par une chanson. Pour la guerre par exemple, nous entonnions à l’unisson un appel au combat dans une mélodie quatre temps, combinant Français et swahili, nous chantions :
La guerre commencée,
Kamata position,
Ya kuuwa ennemie,
Tout le monde attaque,
Olioli !
Pour dire que la guerre commence, prends positions, pour tuer l’ennemie. Cette hymne annonçait le début de la guerre, telle l’ouverture d’un oratorio servie en apéritif. Et pendant qu’on la chantait, chacun courait dans sa direction pour aller se cacher ; et c’était donc parti pour une bonne partie de plaisir.
Au coucher du soleil, nous changions de jeu. Ce n’était pas une loi, ou une règle; c’était juste ça, et nous le faisions comme-ça. Le soleil s’en allait avec sa guerre, Il fallait donc choisir, entre un Coco et un Kidumu, qui collaient parfaitement avec le coucher du soleil.
Il y avait toujours soit un meneur qui lançait : « Tuchezeni Coco !» pour dire, « jouons à cache-cache ». Ou encore, l’un d’entre nous qui disait : « ha... mina biacha », pour dire, « j’abandonne ». Et généralement, le copain qui abandonnait en premier quittait la partie quand il se rendait compte qu’à cette heure-là, son père revenait du boulot. Et manquer à l’appel de cette heure-là à la maison, pourrait lui faire oublier tout le plaisir de la guerre et l’empêcher de rejoindre le régiment à la prochaine expédition, c’est-à-dire, le jeu du lendemain.
Et dans les deux cas, c’était le signe qu’il fallait quitter la brousse, arrêter la guerre où tout le monde en ressortait vivant ou survivant, et bien cacher son arme pour la guerre du lendemain. C’était la fin de la guerre, mais, le début d’une nouvelle partie de jeu.
Après une petite discussion, nous nous mettions d’accord sur l’un des deux jeux auquel nous allions nous livrer dans les rues et les espaces du quartier. Et pour cette partie, les filles pouvaient aussi nous rejoindre. J’avoue que jouer au coco m’ennuyait un peu parce que le Coco, c’était ce jeu de cache-cache assez simple.
Nous étions en grande majorité friands du Kidumu. Mais qu’était-ce ? Qu’avait-il de si particulier pour attirer tant d’enfants de dix, onze, douze ans ?
C’est une forme de cache-cache revue, corrigée, et augmentée. La différence avec le traditionnel cache-cache est qu’on utilise une bouteille vide en plastique comme un point fixe, à partir duquel la personne désignée pour dénicher toutes celles qui se sont cachées, guète et surveille tous les alentours du point où est placée la bouteille qu’on appelle Kidumu.
Cette bouteille est surveillée par tous, et plus encore par la personne qui doit chercher, et découvrir toutes les autres. Le danger pour celle-ci est de se voir volée la bouteille pour la cogner contre le sol en criant « Kidumu ! » ; ce qui revient à un « Game over », avec pour conséquence directe, la reprise à zéro de la partie, et le droit à tous ceux qu’on avait déjà découvert d’aller se cacher à nouveau dans une nouvelle cachette.
Avant de commencer la partie, il s’organisait une forme de caravane, qui était un appel lancé à tous ceux qui voulaient participer au jeu ; et pour cette fois, il ne s’agissait plus d’un jeu de garçon seulement. Les filles pouvaient aussi rejoindre la caravane et jouer avec les garçons. Et tous ; dans cette caravane chantaient, oups, chantions (rire) ce quatre temps saccadé :
Wakutsheza Kidumu akuye,
Kama bina koleya ashikuye,
Alamuke pa bukari ya mama yake !

La chanson disait :

Que celui qui veut jouer au Kidumu vienne,
Si ça devient intéressant qu’il ne vienne plus,
Qu’il quitte le Bukari (repas) de sa mère.

En suite tous les participants se réunissaient en cercle pour désigner celui qui serait à la recherche des autres, même si celui-ci pouvait parfois faire le pied de grue. Et comme pour la quasi-totalité de nos jeux, cette désignation passait par le sort du hasard, qui lui-même passait par une chanson. Celui qui organisait ce tirage au sort chantait ce trois temps pour arriver à désigner « le chasseur »:
Ni Kidumu,
Kilarisha,
Kya baike,
Kya babako !

La chanson était reprise plusieurs fois car à chaque bout de la chanson, une personne était exclue de ce processus de désignation jusqu’à n’en garder qu’une seule. Et quand ça tombait sur vous, votre joie pouvait prendre quelques instants de vacance, pendant que vous aviez l’impression que tout le monde était né coiffé sauf vous.

La caravane passée, les rôles repartis, la partie pouvait in fine commencer. L’un d’entre nous prenait la bouteille en plastique contenant quelques graviers pour lui donner un peu de poids ; la jetait assez loin pour permettre à tout le monde d’aller se cacher. On pouvait aller se cacher partout, sauf dans nos maisons. Mais il y avait toujours deux ou trois petits roublards qui trouvaient pour cachette leur chambre. Et certains n’en sortaient même plus jusqu’à la fin de de la partie.

La partie se terminait toujours à la nuit tombée, lorsque nos parents, les uns après les autres trouvaient qu’il se faisait tard, et qu’on ne pouvait plus rester dehors. Ils envoyaient toujours l’un de nos grands frères, ou l’une de nos grandes sœurs ! Mais, malheur à celui qu’on venait chercher par sa mère, car cela signifiait qu’il ou qu’elle n’avait pas respecté l’heure fixée à la maison pour rentrer. Et la punition était directe et sans appel ; quelques gifles, taloches et une fessée administrée au rythme des syllabes de la phrase « Weye haushikiyake » pour dire « toi, tu ne comprends jamais » ; ce qui donnait We-ye ha-u-shi-ki-ya-ke (rire).

Et après les jeux, chacun devait prendre un bain ; chaud ou froid, il était obligatoire dans toutes les familles, et ce n’était pas toujours une partie de plaisir. Et pour ceux qui étaient en brousse et qui s’étaient jetés dans le feuillage, ils avaient la peau qui démangeait, et les parents qui voyaient les enfants se gratter se rendaient compte que les petits étaient en brousse malgré l’interdiction. Bien sûr qu’il était interdit d’aller jouer dans les bois. Mais savoir que presque tous les enfants y jouaient était un secret de polichinelle.

Cependant, aucun gamin ne pouvait accepter de se soustraire à ce plaisir d’aller jouer dans ces bois. De plus, manquer le courage d’y aller avec les copains était synonyme de passer pour un faible, une poule mouillée, un fils à maman. C’était donc aussi pour chacun d’entre nous l’occasion de mettre à l’épreuve  son courage car il n’était plus seulement qu’une question de jeu, mais bien plus encore, une question d’honneur, de respect, d’affirmation au sein de la camaraderie.

A dix-neuf heures, nous étions tous déjà dans nos maisons, dans un silence religieux devant nos postes téléviseur en couleur ou en noir et blanc selon les familles. On pouvait bien entendre les crapauds, les grenouilles et les criquets autours de nos maisons. Oui, autour de nos maisons car bien plus que les jardins que nous avions dans nos parcelles, les haies qui clôturaient nos maisons, notre brousse-foret n’était pas loin et on pouvait écouter en symphonie toute la petite faune des alentours depuis nos maisons, voir les lucioles à nos fenêtres, et les coccinelles au matin, paisiblement endormies sur les feuilles humides de rosée.

Certaines maisons comme celle de mes parents, logeaient au sommet de sa cheminée une colonie d’abeilles difficile à déloger. Et ces cheminées qui ne servaient plus que de trou d’aération de la cuisine. Nous avions donc arrêté toute nouvelle initiative visant à les déloger, après quelques piqures dissuasives (rire). Nous avions ainsi appris à cohabiter avec nos dociles et paisibles abeilles qui avaient toutes les raisons du monde d’habiter chez nous. La maison était assez calme, avec beaucoup de fleurs et peu de résidents; avec notre vallée de jeu à coté, qui était un grand réservoir de marguerites dont les fleurs d’un jaune de soleil recouvrait la vallée entière pendent toute la période de floraison allant de janvier à mars.

Et chaque année, nous ne manquions pas de gouter au fruit de cette cohabitation pacifique avec les abeilles dont nous récoltions le miel. Un miel dont la production était le résultat d’une symphonie jouée par ces abeilles dont les frêles ailes ont permis à la douce flore qui nous entourait de jouer sa partition dans notre saine alimentation.

Nous grandissions, le quartier s’agrandissait, le nombre d’abeilles diminuait, nos arbres disparaissaient... Oh oui, ils disparaissaient, les uns après les autres, dans des fours à briques ! Les sentiers ont disparus, on n’y verra plus ni marguerite, ni eucalyptus. Les souches d’arbres abattus restent encore là, entre les nouvelles constructions  telles des bigoudis; espérant en retard et en vain que l’homme prenne des vacances pour que cessa ce « génocide » et cette violence de cet être masculin, face à cette féminine nature.

On n’écoutera plus grenouilles, criquets, crapauds à la tombée de la nuit. Et ma pauvre petite nièce qui n’a vu la coccinelle et la libellule qu’à la télévision et dans ses livres, là où nous les voyions, et touchions. Je peux encore voir dans mes lointains souvenirs, ma mère jetant de la semoule et de grains de riz aux nombreuses hirondelles qui occupaient nos parcelles lorsque nous occupions les leur pendant nos jeux. Cette histoire commença un jour, quelque part et ne finira pas car c’est chacun pour soi, Terre pour tous.