Jeudi 22 juillet 2021. Je vais à la prison. Je crève de chaud. Je prends les transports en commun, c'est plus simple et plus rapide, puis je marche quelques minutes qui me permettent de faire le vide. Ces visites sont douloureuses et denses, les visages sont douloureux et denses. Quand je rentre à la maison, je me lave les mains, j'enlève mes chaussures, ma robe, mon soutien-gorge. Je vais dans la cuisine et je mange, je bois, j'essaye de trouver du calme. La radio, la douche. J'appelle Édith, ma soeur. La vie passe, consciente de son quotidien. Je suis allée voir Suzanne. Je la vois deux fois par semaine. Cette femme est en prison avec des hématomes intérieurs. Je la rencontre au parloir. Elle me montre les dessins qu'elle fait avec Soliana, l'art thérapeute qui bosse à la maison d'arrêt. Aller mieux avec l'art. J'ai des doutes.
Suzanne m'a parlé de ce qu'elle veut pour elle, non pas un avenir d'extérieur, mais déjà un avenir intérieur à construire, ici sur les carreaux de ciment, car, me dit-elle, il faudrait aller bien pour entrer à nouveau dans le monde de derrière les barreaux sous l'instance du ciel, ou l'insistance. Je ne suis plus bien sûre de ce qu'elle a dit vraiment, je ne l'ai pas comprise.
Ses deux enfants sont chez sa mère. Ils vont grandir sans elle pendant des années. Elle dit que son avocate est réputée et qu'elle travaille à la sortir de là. Mais ce là, aussi noir soit-il, est un lieu protecteur. Pour le moment elle a besoin du cadre, des murs, des barreaux, des bruits et des gardiennes. Armande, Bleuette et Ophélie sont là. Je pars.
Ce jeudi 22 juillet, elle m'a raconté un rêve : Une femme aux yeux bandés de lichen prend le katana qui trône au salon. Elle prend le katana et d'un seul mouvement creuse un trou fœtal au milieu d'un corps de géant. Il y a un chien sur le tapis qui ne dit rien, ne fait rien, s'aplatit. Dans le rêve, des enfants dorment. Elle précise : je sens la terreur qui veille. Du sang coule partout. Un film se poursuit à la télé. Il goûte le katana. Il goûte. Suzanne me dit qu'à son réveil, elle crache du sang et beaucoup de salive lui vient. Elle ajoute qu'il y a, toujours dans son rêve, beaucoup d'anciennes actrices qui l'entourent et mangent des fruits et du pain de semoule. Je rentre à la maison.
Devenir aveugle à la suite de coups, c'est un risque, ce sera progressif. L'infirmière m'en a parlé. Il va falloir tenir devant le vide et marcher. J'ai peur pour Suzanne. Mais Suzanne dessine. Elle dessine la silhouette d'une femme au corps massif, bleu dans la masse, bleu en surface, un bleu sans nom. Une femme de dos, assise pleinement. Elle pose sur les yeux du dessin des filaments blancs pour panser le mal. Elle se souvient bien de ce corset qui calquait ses dorsales, la tenait droite, contenait l'infirmité de son dos fracassé. Elle redessine un corps qui se tient comme un vase, souplement droit, avec toute son eau de femme à l'intérieur.
J'ai lu les parties du dossier que j'ai le droit de lire. Je ne suis pas avocate. Je suis sa tante. Je ne suis pas médecin. Je suis sa tante et j'ai du mal à le dire que je suis sa tante, maintenant. Sa mère s'occupe des enfants, moi je vais à la prison.
Mardi 17 août 2021. Depuis trois semaines, Suzanne a mal au ventre. On la soigne. Mais la douleur s'est amplifiée. Son ventre a grossi. Il s'agit d'une grossesse. J'ai dit à l'infirmière, au téléphone, que ce n'est pas possible. Ils appellent ça un déni de grossesse. Je ne crois pas ça possible en prison. Ils la surveillent tout le temps. Romain est mort il y a 6 mois, une seule balle, avec son arme de service, dans le salon, les enfants dormaient. Je ne veux pas qu'elle soit enceinte. Personne ne veut qu'elle soit enceinte.
Jeudi 19 août 2021. Je prends le bus et je marche. Je visite Suzanne rapidement. Je vois l'infirmière et l'art thérapeute pour faire un point et avoir d'autres informations. Il est possible que la grossesse n'aille pas à son terme. Un prématuré. Soliana me présente un dessin de Suzanne. La femme bleue, de dos. Je connais ce dessin. Elle s'exclame : Moi, je vois un homme bleu. Je quitte la prison. Un homme ?
Le mois d'octobre arrive vite. Je fais une pause avec la prison. Pas de visite cette semaine. Édith m'invite à venir voir les enfants, leur parler de leur mère. J'ai pris en photo ses dessins. Celui de la femme bleue et celui des gardiennes. Octave me demande de les lui envoyer par mail et il les imprime. Sa sœur aussi veut une copie. C'est Jade qui s'écrie : Mamie, on la collera sur le frigo la dame bleue et dans ma chambre, j'en veux une. Elle a 5 ans. Elle dit souvent que son papa avait des habits qui le rendaient grand et fort. Et la médaille.
Les feutres sont posés sur la table de la cuisine. Jade sait dessiner les fleurs comme à l'école pour la fête des mères. Le corps de la femme bleue imprimé sur la page A4 est devenu un coloriage. Des fleurs comme au mariage, du maquillage dans les cheveux, comme les anniversaires, des fleurs de la St Valentin et du mois de mai. Octave prend le marqueur noir, l'indélébile, et commence à faire comme un rond dans le dos de la femme bleue, un rond profond, l'encre pénètre le papier, c'est un trou noir. Il dit qu'il ne veut pas ce petit frère. C'est un petit frère déjà mort.
Édith ferme les yeux. C'est elle que les gendarmes ont appelé cette nuit-là. Suzanne avait gardé l'arme dans sa main après n'avoir tiré qu'une seule fois. Ils l'ont retrouvée assise dans la serre. Elle avait voulu des fleurs coupées pour la St Valentin. Il lui avait envoyé un texto à 19h37 : je serai là à 20h00.
Suzanne m'a parlé de ce qu'elle veut pour elle, non pas un avenir d'extérieur, mais déjà un avenir intérieur à construire, ici sur les carreaux de ciment, car, me dit-elle, il faudrait aller bien pour entrer à nouveau dans le monde de derrière les barreaux sous l'instance du ciel, ou l'insistance. Je ne suis plus bien sûre de ce qu'elle a dit vraiment, je ne l'ai pas comprise.
Ses deux enfants sont chez sa mère. Ils vont grandir sans elle pendant des années. Elle dit que son avocate est réputée et qu'elle travaille à la sortir de là. Mais ce là, aussi noir soit-il, est un lieu protecteur. Pour le moment elle a besoin du cadre, des murs, des barreaux, des bruits et des gardiennes. Armande, Bleuette et Ophélie sont là. Je pars.
Ce jeudi 22 juillet, elle m'a raconté un rêve : Une femme aux yeux bandés de lichen prend le katana qui trône au salon. Elle prend le katana et d'un seul mouvement creuse un trou fœtal au milieu d'un corps de géant. Il y a un chien sur le tapis qui ne dit rien, ne fait rien, s'aplatit. Dans le rêve, des enfants dorment. Elle précise : je sens la terreur qui veille. Du sang coule partout. Un film se poursuit à la télé. Il goûte le katana. Il goûte. Suzanne me dit qu'à son réveil, elle crache du sang et beaucoup de salive lui vient. Elle ajoute qu'il y a, toujours dans son rêve, beaucoup d'anciennes actrices qui l'entourent et mangent des fruits et du pain de semoule. Je rentre à la maison.
Devenir aveugle à la suite de coups, c'est un risque, ce sera progressif. L'infirmière m'en a parlé. Il va falloir tenir devant le vide et marcher. J'ai peur pour Suzanne. Mais Suzanne dessine. Elle dessine la silhouette d'une femme au corps massif, bleu dans la masse, bleu en surface, un bleu sans nom. Une femme de dos, assise pleinement. Elle pose sur les yeux du dessin des filaments blancs pour panser le mal. Elle se souvient bien de ce corset qui calquait ses dorsales, la tenait droite, contenait l'infirmité de son dos fracassé. Elle redessine un corps qui se tient comme un vase, souplement droit, avec toute son eau de femme à l'intérieur.
J'ai lu les parties du dossier que j'ai le droit de lire. Je ne suis pas avocate. Je suis sa tante. Je ne suis pas médecin. Je suis sa tante et j'ai du mal à le dire que je suis sa tante, maintenant. Sa mère s'occupe des enfants, moi je vais à la prison.
Mardi 17 août 2021. Depuis trois semaines, Suzanne a mal au ventre. On la soigne. Mais la douleur s'est amplifiée. Son ventre a grossi. Il s'agit d'une grossesse. J'ai dit à l'infirmière, au téléphone, que ce n'est pas possible. Ils appellent ça un déni de grossesse. Je ne crois pas ça possible en prison. Ils la surveillent tout le temps. Romain est mort il y a 6 mois, une seule balle, avec son arme de service, dans le salon, les enfants dormaient. Je ne veux pas qu'elle soit enceinte. Personne ne veut qu'elle soit enceinte.
Jeudi 19 août 2021. Je prends le bus et je marche. Je visite Suzanne rapidement. Je vois l'infirmière et l'art thérapeute pour faire un point et avoir d'autres informations. Il est possible que la grossesse n'aille pas à son terme. Un prématuré. Soliana me présente un dessin de Suzanne. La femme bleue, de dos. Je connais ce dessin. Elle s'exclame : Moi, je vois un homme bleu. Je quitte la prison. Un homme ?
Le mois d'octobre arrive vite. Je fais une pause avec la prison. Pas de visite cette semaine. Édith m'invite à venir voir les enfants, leur parler de leur mère. J'ai pris en photo ses dessins. Celui de la femme bleue et celui des gardiennes. Octave me demande de les lui envoyer par mail et il les imprime. Sa sœur aussi veut une copie. C'est Jade qui s'écrie : Mamie, on la collera sur le frigo la dame bleue et dans ma chambre, j'en veux une. Elle a 5 ans. Elle dit souvent que son papa avait des habits qui le rendaient grand et fort. Et la médaille.
Les feutres sont posés sur la table de la cuisine. Jade sait dessiner les fleurs comme à l'école pour la fête des mères. Le corps de la femme bleue imprimé sur la page A4 est devenu un coloriage. Des fleurs comme au mariage, du maquillage dans les cheveux, comme les anniversaires, des fleurs de la St Valentin et du mois de mai. Octave prend le marqueur noir, l'indélébile, et commence à faire comme un rond dans le dos de la femme bleue, un rond profond, l'encre pénètre le papier, c'est un trou noir. Il dit qu'il ne veut pas ce petit frère. C'est un petit frère déjà mort.
Édith ferme les yeux. C'est elle que les gendarmes ont appelé cette nuit-là. Suzanne avait gardé l'arme dans sa main après n'avoir tiré qu'une seule fois. Ils l'ont retrouvée assise dans la serre. Elle avait voulu des fleurs coupées pour la St Valentin. Il lui avait envoyé un texto à 19h37 : je serai là à 20h00.
L'image du thème est bien présente, contrairement à pas mal de textes où le rapport est si lointain qu'on l'oublie. Je vote !