Cahier d'une vie sans sexe

Toute histoire commence un jour, quelque part. Mariée quelques mois plus tôt et deuxième épouse de Lifaka, Sanoudé venait d’accoucher. Elle avait pour unique mission de réussir là où Nasou avait échoué durant deux décennies. Après avoir eu six filles de sa première union, Lifaka voulait mettre un terme à sa trop longue série de défaites. Devenu syncrétiste, il se persuadait de la vanité de toutes ces années à s’user à ne prier qu’un Dieu. Peut-être, ruminait-il, aurais-je plus de chances si je rallonge la liste des divinités implorées. Devins, féticheurs, tous s’accordaient sur les prédispositions de Sanoudé à lui donner le fils tant désiré. Persuadé qu’il aurait enfin un fils après une si longue attente, Lifaka avait invité des voisins à la maternité lorsqu’il apprit que Sanoudé y était administrée après les premières contractions.
Dans la salle d’accouchement, une atmosphère brumeuse succéda aux premiers cris du bébé et aux larmes de joie de Sanoudé. Dites-moi que c’est un fils, demanda-t-elle à plusieurs reprises, toujours avec un ton plus incisif. Le nouveau-né fit l’objet de toutes les conjectures. L’attitude et les commentaires du personnel médical firent réaliser à Sanoudé que son enfant n’était pas comme les autres. Elle demanda une fois de plus : qu’ai-je eu ? un fils ? Ni fille ni garçon, « tu as eu ça ! » répliqua amèrement une fille de salle qui semblait lui en vouloir pour ce qu’elle venait de mettre au monde. Lifaka qui espérait trouver l’occasion de prendre une revanche sur la vie et montrer enfin sa virilité à ses voisins conviés pour la cause, s’est senti humilié, trahi par sa femme et par les divinités auxquelles il avait voué toute son énergie.

De retour au domicile, l’enfant était caché tel une chose affreuse. Impossible pour Sanoudé de laisser ses sœurs ou sa rivale le voir. Selon la coutume, un enfant devait recevoir son nom au jour neuf de sa naissance. Dans une société nominaliste, où chaque être a un nom propre qui joue le rôle d’un identifiant unique et le caractérise en fonction de son sexe, le septième né de Lifaka était un cas déroutant. Anticipant l’épreuve du baptême, Sanoudé et Lifaka eurent une vive dispute.
_ Le médecin chef, m’a dit que notre bébé est porteur d’une ambiguïté sexuelle et qu’il se rapproche plus d’une fille que d’un garçon. Il est difficile d’y croire, mais il faut bien qu’on lui trouve un nom. Si tu veux on peut le considérer comme un petit garçon. Tu pourras faire de lui l’homonyme de ton défunt père et ton héritier.
_ Sacrilège ! Un garçon dis-tu ? Quel genre de garçon sera-t-il ? Il est indigne de moi. Je crois même que tu m’as trompé et que c’est le châtiment prévu par les dieux.
_ Tu te méprends Lifaka, c’est notre enfant. Nous avons le devoir de l’aimer et de lui donner une bonne éducation.
_Tais-toi femme, cet enfant, il faut qu’on le tue ! Il faut que Tu t’en débarrasse avant le neuvième jour. Affame-le jusqu’à ce qu’il quitte ce monde ou laisse-le sur la montagne d’ordures. Seule sa mort nous dispensera de l’indignation.
Après s’être résolue durant une nuit où dormir lui était impossible, Sanoudé jeta l’enfant aux ordures. Brûlé par le soleil, piqué par les moucherons, embaumé par l’odeur fétide des immondices et affamé durant toute une journée, l’enfant a créé la curiosité, mais nul n’osa le prendre. Ce bout d’homme refusa de mourir. Sanoudé ne put se résoudre à ce que lui suggérait Lifaka. Finalement elle récupéra son bébé et était loin d’ignorer ce qu’elle risquait.

Accusée d’adultère, battue, expulsée et reniée par les siens, Sanoudé fut abandonnée avec cet enfant qu’elle avait eu tort de mettre au monde. C’était à elle de porter le fardeau conçu dans son ventre criminel. Elle s’installa à Gantou, ville très éloignée et nomma son bébé, Niikanou, celui ou celle qu’on aime de tout son être. Ce nom relativement neutre était pour Sanoudé la parade idéale pour un enfant dont elle ignorait le sexe véritable. Niikanou grandi comme une fille, mais une fille pas comme les autres. Robe, talon, pompons, tresses, etc. Mais de temps en temps, Sanoudé n’hésitait pas à habiller Niikanou en petit garçon. On aurait dit qu’elle s’attendait au fait qu’en grandissant, Niikanou choisisse librement ce qui lui convient. Toutefois, à Gantou, nul ne pouvait s’imaginer, Niikanou y compris, que le statut de fille de l’enfant de Sanoudé était problématique. Cela était une prouesse énorme dans la mesure où Sanoudé et sa fille vivaient dans une cour commune. Jamais elle ne lava son bébé à l’extérieur de la chambre. Avec beaucoup d’appréhension, Sanoudé scolarisa Niikanou à l’âge de six ans. La raison : l’école était gratuite. En outre, elle était persuadée que c’est le canal par lequel son enfant pourra se faire une place et avoir les moyens de son traitement plus tard. Elle lui portait des couches jetables afin d’éviter que son enfant n’urine aux yeux des autres. Sanoudé avait même entrepris un petit commerce proche de l’école. Elle avait pour ainsi dire, la possibilité de couver son enfant. Mais au fur et à mesure qu’il grandissait, les choses se compliquaient. L’enfant avait besoin de se développer. Dans son cas, plus que les autres. Il doit être capable d’affronter la vie. Sanoudé en était consciente. Mais elle attendait le moment idéal pour expliquer à Niikanou sa condition. Ce temps propice n’eut jamais eu lieu. Jusqu’à ce qu’un jour, l’inévitable survint. Niikanou jouait avec des enfants de la cour commune sous les dernières lueurs vespérales. Avec ses camarades de jeu, ils se suivirent tous ensemble pour uriner. Ce soir-là, une fille plus âgée s’écria « fille garçon ! » au vu du sexe de Niikanou. Niikanou était là, rué de tous sans savoir pourquoi. Cet épisode marqua le début de sa vie mouvementée. Partout dans le quartier, la nouvelle s’était répandue. On lui attribuait d’horribles sobriquets : Fille-garçon, garçon manqué, garçon efféminé, etc. Ce regard des autres sur Niikanou ne cessera d’être plus pesant.

À l’adolescence, sous l’impulsion des mutations morphologiques subies, le cours de sa vie a pris une inflexion brutale. Partout où elle passait, il était indexé, on parlait d’elle. Son corps était le lieu d’ambiguïtés incompréhensibles pour les autres mais aussi pour lui-même. Niikanou avait un corps d’homme mais n’était pourtant pas pourvu de muscles développés ni de barbe encore moins de pomme d’Adam. Au contraire, elle avait des seins, une voix et des manières relativement féminines. Sanoudé fut très heureuse de savoir sa fille devenir femme. Pour elle, l’apparition des seins étaient la confirmation que Niikanou était une fille. Sa joie était légitime dans la mesure où, l’enfant qu’elle éduqua pour être une femme n’allait pas avoir de problèmes majeurs s’il s’agissait de continuer sur ce chemin. Par contre, Niikanou ne les supportait pas. Sans renier son statut de femme, elle ne manifestait pas la joie que les autres filles éprouvaient quant à l’idée de devenir femme. Elle commença a adopté un style vestimentaire plus masculin. Ça lui allait et elle s’y sentait bien sans toutefois accepter clairement qu’elle serait peut-être un homme. Mais pour l’école, Niikanou portait une jupe d’école. Ce n’était plus de son goût. Si sa jupe d’école rappelait qu’elle était une fille, la chemise, les chaussures et le sac style garçon, apportaient le contraste masculin.
À la maison, le sujet de la malformation de Niikanou était tabou. Entre sa mère et elle, s’est érigé progressivement un mur, une frontière totalement étanche. La tenant pour responsable de son malheur, Niikanou en voulait à sa mère. Il aimait sa mère. Il lui était reconnaissant pour son sacrifice, pour son amour inconditionnel. Cependant, inconsciemment, il se disait qu’elle aurait mieux fait de le tuer comme l’avait suggéré son père. Peut-être aurait-il évité une vie pareille. Incompris de tous, Niikanou entrepris de consigner ses tournantes dans un carnet secret.

Cher journal intime, jamais je n’ai eu de confident. Tu seras le premier, peut-être l’unique. Comment me présenter à toi ? Je suis Niikanou. Suis-je une femme ? Un homme ? Je suis tout. Je ne suis rien. Mon sexe, ne me demande pas. Je l’ignore moi-même. J’avoue qu’à mon propre sujet, je ne puis me fixer, me résoudre à une appartenance sexuelle. J’ai toujours été entre-deux. Ma condition, je la vie dans les occasions les plus anodines comme le fait de choisir le type de caleçon que je veux, ou dans les lieux les plus insolites comme les toilettes. Pour moi, même aller aux toilettes signifie de faire le choix d’être une femme ou un homme : Que choisir ? Où aller sans risquer d’être rejeté ? Ma vie entière se résume là, au point du déchirement entre le masculin et le féminin, dans une société qui fixe la séparation homme/femme comme valeur cardinale et assise substantielle. Le corps, c’est le tout de l’homme. Je n’ai pas choisi mon corps, mais je n’ai pas non plus été gâté par la nature. Mon corps, je ne le porte pas simplement : Je le supporte.

Niikanou aurait aimé avoir un corps normal, mais il n’avait pas honte de son corps. Il s’assumait. Il défiait la société en sortant, mais c’était pesant de mener un combat seul contre tous. Ce qui constituerait pour d’autres un handicap, s’est révélé être dans son cas, le moteur d’une volonté vivace, d’une rage de réussir. Un matin, Niikanou s’est réveillée avec une pollution nocturne. Elle s’est nettoyée, mais ignorait la portée de ce qui venait de lui arriver. Elle n’a jamais eu de menstrues et commença à éprouver une attirance sexuelle. Des mois passèrent et Niikanou apprenait davantage sur son corps. Il entreprit une série de recherches sur lui-même et se confiait à son journal.

Cher journal, cela m’intrigue d’être à la fois sujet et objet de mes recherches. J’ai découvert avec joie que je n’étais pas seul au monde. Je ne suis pas heureux de savoir qu’il existe d’autres personnes hermaphrodites, mais j’avoue être soulagée à l’idée de ne pas être un cas isolé. Je garde espoir que des personnes peuvent comprendre ce que je vie. Mes recherches m’ont conduit dans des domaines inattendus et certainement peu recommandables. Je me suis mis à regarder des films pornographiques. Au-delà la brutalité qui s’y dégage, à chaque fois, dans le jeu de rôle, je me sens du côté des hommes. Je me sens homme. J’ai mis du temps pour le réaliser, mais nul besoin de spécialistes pour me le signifier. Dans mon cas, la perception qu’on a de soi est déterminante. J’aime les femmes. J’ai même une idée assez précise de ma femme de rêve.

Sanoudé découvrit par hasard le journal de Niikanou. Le soir venu, elle s’entretint avec lui. De simples mots ne peuvent décrivent ce que mère et fils éprouvèrent. Il lui révéla qu’il était un homme et qu’il se sentait comme tel. Il était résolu à changer de vie quel que fut le prix. Sanoudé lui fit alors une exhortation qui eut un effet de dynamite : « cherche-toi une copine. Crois-moi, cela te sera plu utile que tu ne peux l’imaginer ». Comment me faire aimer tel que je suis ? L’écho de cette interrogation qui résonnait en Niikanou trahissait sa crainte de se faire rejeter. Cependant, avec les encouragements soutenus de sa mère, il s’est mis à chercher l’amour. Au couché, il se confiait à son cahier pour dresser le bilan de sa traque journalière.

Cher cahier, contrairement à mes appréhensions, je me sens à l’aise au contact des femmes. Peut-être est-ce parce que j’ai aussi vécu comme telle. Depuis un an maintenant, j’essaie de me comporter comme un mec. Je n’aborde que les filles qui ne me connaissent pas. J’ai eu certes des jours blancs, mais j’ai plus ou moins atteint mon quota d’un numéro de fille par jour. En revanche, ce fut des histoires avortées. Je crains d’être trop exigeant. Je cherche l’amour, le vrai.

Un soir, alors qu’il avait déjà atteint son quota journalier, Niikanou rencontra Rosa. Elle ne satisfaisait pas les caractéristiques physiques qu’il aimait chez une femme, mais il a voulu tenter sa chance. La rue était peu éclairée. Ils se sont vus à peine. Quelques minutes ont suffi pour l’échange des numéros. Avec Rosa, il entama une relation téléphonique nourrie et prolixe. Il lui disait qu’il était un homme pas comme les autres. Elle rétorquait que tous les hommes disaient pareil jusqu’à ce qu’elle se rende compte que la voix de Niikanou ressemblait fortement à celle d’une femme. Sans l’avoir revu, Niikanou la trouvait spéciale. Une voix au tréfonds de ses entrailles lui disait qu’elle était la bonne personne. En toute évidence, la peur était omniprésente, mais il avait une confiance naïve en Rosa et voulait se jeter à l’eau. Le désir de partager son histoire avec une autre personne le consumait. Rosa semblait être l’élue. Sans aucune assurance, Niikanou invita sa belle à un rendez-vous pas comme les autres. Une fois sur les lieux, il était assis face à elle, face à son destin. Il expliqua en détails sa vie à Rosa. Niikanou garda le sourire durant sa confession, car il voulait éviter d’inspirer la pitié. Il ne voulait surtout pas que Rosa souffre pour lui. Rosa était émue. C’est le moins que l’on puisse dire. Elle était heureuse de rencontrer un homme aussi sincère. Pour une fois, le cahier de Niikanou recevait des notes joyeuses.

Cher cahier, j’ai fait la chose la plus audacieuse de ma vie. J’ai tout dit à Rosa. Je me sens libérer et soulager d’un fardeau gargantuesque. Je ne l’aime pas encore. Je ne suis pas non plus sûr de ses sentiments pour moi, mais je suis convaincu qu’elle est une personne spéciale. Peut-être deviendrons-nous amoureux. Au moins, je l’espère, serons-nous amis.

Niikanou continua sa correspondance téléphonique avec Rosa. Les rencontres se multiplièrent jusqu’au jour où il l’invita à la maison. Pour avoir vécu comme une femme, il cuisinait très bien. Il fit à manger à Rosa. Une fois seuls dans la chambre, Niikanou demanda à Rosa de fermer les yeux et de ne les ouvrir que lorsqu’il le lui demandera. Il se mis nu. Un lourd silence régnait dans la chambre. On aurait juré qu’il n’y avait personne dans la pièce. Pourtant un homme marqué par la vie était prêt à faire face à sa plus grande peur. Le temps semblait s’être arrêté. Le monde s’était comme vidé. D’une voix à peine audible, il lui demanda d’ouvrir ses yeux. Sur le coup, il ferma lui-même ses yeux, non pas par peur, mais par pudeur, par reflexe. Il était là, nu, dans son plus simple appareil. Sentant Rosa s’approcher de lui, son corps frémissait. Les mains délicates de Rosa parcoururent son corps humilié et vierge. Elle examina ce corps à l’anatomie sans nulle autre pareille. Niikanou avait toujours les yeux fermés lorsqu’il senti les lèvres de Rosa se poser sur les tiennes. Elle l’embrassa tendrement. Complice de ce spectacle, le silence souverain de la chambre drapait Niikanou et Rosa, et venait de féconder les germes d’une liaison à l’issue hypothétique.