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Derrière le rideau rouge, nous sommes une trentaine de gamins prêts à affronter les feux de la rampe et les regards enamourés de nos parents idolâtres.
Voilà des semaines que nous répétons et, du haut de nos six ans, nous mettons du cœur à trouver le rythme, mémoriser les pas, retenir les comptes et respecter les cercles et les pointillés tracés au sol pour réussir les figures imaginées par « le maître de ballet ». Notre prestation se fera sur le thème de la mer et sur la musique « des gars de la marine ». Hauts les cœurs, nous voilà partis bâbord tribord pour une belle aventure.
Nos costumes sont réalisés en papier crépon par des maitresses laborieuses et des parents volontaires. Les filles portent une vareuse bleu marine, une jupe plissée blanche et un béret de marin blanc à pompon rouge tandis que les garçons en short et vareuse blanche sont coiffés d'un béret de marin bleu marine. Nous dansons pieds nus. Ces détails auront leur importance.
Le jour J, nous sommes donc au théâtre Olivier Basselin, le lieu fait chavirer nos petits egos et trembler nos tendres carcasses. Les maitresses sont dans tous leurs états et s'affairent autour de nous pour rectifier une tenue, calmer un agité, rappeler les dernières consignes, bref, faire en sorte que la jeune troupe soit au rendez-vous pour honorer l'école primaire qui présente son spectacle de fin d'année.
A l'heure H, après une laborieuse séance d'habillage de tous les gamins, l'affaire commence pour moi à se détériorer. Au dernier moment, il manque un béret de fille blanc et on me coiffe, malgré mes dénégations, d'un béret de garçon bleu marine. Je me sens trahie et je le vis comme une injustice mais pas le temps de discuter, on nous propulse déjà sur la scène.
La musique nous entraine et nous évoluons en vagues. Soudain, je ressens une douleur violente au pied, on verra plus tard que je m'étais fichée une écharde de parquet. Je grimace mais je serre les dents.
A un moment donné, allez savoir pourquoi, nous roulons devant nous de gros ballons de plastique. Il faut maitriser la sphère et la faire avancer sans qu'elle vous échappe. La concentration est à son maximum et pour ma part, la maladresse qui depuis ne m'a jamais fait défaut, ne tarde pas à perturber la chorégraphie générale. Je pousse le plus gros ballon et j'en perd subitement le contrôle à la risée générale de mes congénères et au grand dam de la maitresse qui nous surveille et nous guide en coulisses.
Lors d'une autre figure nous sommes assis en colonne, jambes écartées, imbriqués les uns dans les autres et nous ramons. C'est à ce moment de l'action qu'un gamin assis derrière moi tire sur ma jupe en papier crépon qui se déchire. Lorsque nous nous relevons, elle pend lamentablement sur mes mollets et laisse apparaitre ma culotte « petit bateau » (vous aurez noté le raffinement). J'ai le rouge aux joues et la rage au ventre. J'ai tellement hâte que cela finisse. J'ai envie de mordre celui qui m'a fait cela. Sur les dernières notes de la musique qui nous accompagne :
"C'est nous les gars de la Marine,
Quand on est dans les Cols Bleus,
On a jamais froid aux yeux.
Partout, du Chili jusqu'en Chine
On les reçoit à bras ouverts
Ces vieux loups de mer. "
Quand on est dans les Cols Bleus,
On a jamais froid aux yeux.
Partout, du Chili jusqu'en Chine
On les reçoit à bras ouverts
Ces vieux loups de mer. "
Le spectacle s'achève sous les applaudissements bienveillants de la salle acquise à la cause, contre vents et marées. Les moussaillons que nous sommes se retirent joyeusement à l'exception de ma petite personne. Je suis en nage, oserais-je dire. Derrière le rideau, nous rentrons enfin et j'éclate en sanglots, honteuse et désespérée de l'accumulation de mes mésaventures. Seul le goûter qui suivra aura raison de mes pleurs, mais ma carrière artistique prendra fin en ce mois de juin des années soixante.