Bernie

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne se termine ici, sur une page rédigée. Et elle n’aurait jamais existé sans Bernie. Je me souviens de notre rencontre comme si elle datait d’hier.

Le souffle court, je zigzaguai entre les rayons, tandis que Monsieur Laloy me poursuivait en hurlant.
Je parvins à me hisser tout en haut d’une étagère, hors de sa portée - il lui faudrait chercher l’échelle, ce qui me laissait quelques minutes pour reposer mes membres raides.
« Malotru ! Goujat ! Vandale ! J’en ai marre de te voir trainer partout.
Sale paria de la société ! Tu ne paies rien pour attendre ! Je vais me débarrasser de toi une bonne fois pour toutes »
Cramoisi de colère, il fulminait dans l’allée de son magasin sans s’apercevoir que des clients venaient d’entrer.
C’est là que je l’avais aperçu depuis mon perchoir, haut comme trois poires, des grands yeux vert-col-de-canard écarquillés, qui me fixaient avec une tendresse infinie.
Sa mère, une élégante dame blonde en imper beige, s’approcha du gérant hystérique : « Excusez moi, Monsieur, avez-vous besoin d’aide ? Je ne crois pas que cela serve beaucoup de hurler ainsi - s’il vous cause des ennuis, appelez donc la PLS. Ils interviennent très rapidement vous savez... ».
Brrr...Je tressaillis. La Police de la Langue et du Style - beurk je les détestais ceux-là !
Monsieur Laloy s'était retourné surpris. Il avait voulu répliquer quand, Bernie était apparu derrière l’ample trench maternel, et pointant son index vers mon patron, les sourcils froncés, s’était exclamé avec un aplomb qui m’avait fait fondre d’emblée :
« Oh oui, monsieur, arrêtez tout de suite. Je n’aime pas du tout ce que vous disez à ce pauvre mot. »
J’avais su à cet instant précis, que jamais plus je ne quitterais Bernie.

J’avais été transféré à la boutique des « Faits Divers » dès mon plus jeune âge. Pour une raison que j’ignore encore, j’avais été rejeté par la conjugaison. J’avais vagabondé, trainant mes six lettres pataudes, d’écoles en institutions (c’est là que je parvenais en général à squatter les plus longues durées - souvent je les intégrais fin octobre pour pouvoir passer l’hiver au chaud coincé sous des bureaux, dans des cahiers, et jouant avec les mômes dans les cours de récré), de buvettes en bistrots (je pouvais aussi y rester des nuits entières : avec les poivrots qui n’articulaient plus un mot correctement, je passais café-crème !)... et même tenté le couvent des Sœurs Clarisse, qui faisaient la pluie et le beau temps. Mais la charité chrétienne s’était révélée toute relative. Et en désespoir de cause, j’avais fini par me rendre à la PLS, démontrant ma bonne foi et mon pacifisme. J’étais passé en procès devant l’Académie Française et la sanction était tombée : coupable, transfert immédiat aux Faits Divers avec interdiction d’en sortir. J’avais échappé à la peine capitale, mais la condamnation avait anéanti tout espoir de vivre un jour libre, apprécié et heureux.

Je me souviens de mon arrivée au 16 rue Dante, flanqué de deux PLS, comme un vulgaire juron. J’étais écartelé entre le soulagement d’être « muté » (je refusais l’idée d’emprisonnement) au coeur de Paris et l’amertume d’être illégal, entre l’envie de découvrir un nouvel entourage et l’angoisse d’être une fois de plus rejeté. C’était un mercredi midi d’octobre, et un radieux soleil digne d’une Saint Amour avait dissimulé ma suée d’émotions.

En soi elle était formidable, cette boutique.
Sur la devanture, on pouvait y lire : LES FAITS DIVERS. LE SHOP À TOUT FAIRE - une baseline rajoutée quelques temps après l’arrivée de l’actuel gérant, Monsieur Laloy. Depuis qu’il avait rencontré à un rassemblement des commerçants du 5ème arrondissement, Miss Wordy, une vieille fille farfelue qui tenait la libraire rue de la Parcheminerie, il trouvait ça chic & smart de glisser régulièrement des anglicismes dans ses conversations.

Monsieur Laloy était un homme rigide, à la lèvre supérieure aussi inexistante que son humour. L’accueil qu’il me réserva fut froid. Il savait que j’étais un mot illégal, et que personne ne viendrait jamais m’acheter.
Plusieurs tentatives d’évasion, arrêtées par la caméra des mots corrects de l’entrée de la boutique, avaient aggravé mon cas et réduit à néant tout espoir d’amitié - nous étions condamnés à vivre ensemble, ennemis parmi les faits francophones en tous genres.

On trouvait dans sa boutique le FAIRE sous toutes ses formes : conjugué à tous les temps, mais aussi intégré dans des mots ou expressions. Il faut dire que le « faire » était hyper tendance. On faisait autant l’amour que la guerre, la cuisine que du sport, on faisait des enfants et ils faisaient pipi ou se faisaient dessus ! Ainsi, les mots composés et expressions circulaient groupés : les « faits et gestes », les « faire-part », les « fait-tout ». Ils faisaient la paire !
Arrivés un beau matin par une fourgonnette couleur sang bleu, les faits notables étaient, parmi les expressions, d’odieux personnages. D’emblée, ils s’étaient regroupés dans un coin, côté cour, estimant qu’ils ne méritaient pas de se coller à la plèbe. Lorsqu’ils sortaient de leurs nobles pénates, ils se déplaçaient en confédération, toujours très apprêtés. Ils venaient parader dans nos allées, nous ignorant splendidement.
Dans le fond du magasin, volontairement en retrait, Monsieur Laloy avait installé les homophones des Faits divers. C’était une population qui avait longtemps été persécutée. Seuls, ces mots ne se distinguaient pas des autres. Les fées étaient de jolies demoiselles à voeux, et les faisans piaillaient en quinconce. Mais dès qu’ils croisaient Faits et Faisant, alors leur homophonie apparaissait, pourpre de honte sur leurs visages pâles. Ils s’en étaient pris des coups, les homophones, des injures, des tomates et des oeufs pourris. Leur vie dès l’instant où ils se révélaient, leur avait réservé de longues souffrances. Fort heureusement, les esprits commençaient à évoluer, et de plus en plus, ils s’intégraient.
Au sein de la communauté homophone, Fête avait décidé de s’en foutre, d’assumer sa joie, et son goût de la célébration. Elle invitait régulièrement tous les mots de la boutique à des grandes soirées enivrées. Ces sauteries nocturnes furent une aubaine pour mon assimilation, et Fête devint une véritable amie.
Sans doute, notre ennemi commun, le tyrannique Faites, nous ayant rejetés l’un l’autre, elle pour son homonymie, et moi, FAISEZ, pour mon impropre nature, nous avait involontairement et indéfectiblement rapprochés.

Le jour où Bernie entra dans ma vie, elle changea du tout au tout. Il n’en avait rien à faire, lui, de se balader à côté d’une erreur de conjugaison. Alors, il venait me chercher tous les jours après l’école – et me raccompagnait tous les soirs ; ses parents n’auraient jamais voulu qu’il s’acoquine ainsi.
On arpentait les rues, rigolant comme des bossus. Juste en face, il y avait le magasin homophone de notre boutique - c’était une friperie qui ne vendait que des vêtements chauds : polaires, doudounes, collants, toutes sortes de bottes rembourrées, de gants et autres écharpes tricotées, des fourrures venues des quatre coins de la planète animale. On ne s’y arrêtait jamais - la vendeuse ne nous inspirait guère confiance, avec ses ongles rouge-sanglant, ses dents acérées, ses lèvres pendantes comme les babines d’un bouledogue français, son regard bovin, ses cheveux rêches et fourchus : c’était une panthère des neiges mal léchée, la vendeuse d’Effets d’Hiver !
Et puis, nous, on les préférait vivants les animaux. On pouvait passer des heures devant les vitrines de la Motnagerie, qui faisait l’angle avec la rue Galande. Ça jacassait, beuglait, couinait, clapissait là bas - une énergie incommensurable qui nous mettait automatiquement, Bernie et moi, d’humeur capricante. On observait la vache qui pleut, la poule frissonnante, le canard congelé, le chien de mauvaise humeur, le célèbre loup blanc. Tous les animots déambulaient de la ferme à la savane, en passant par les prés et la montagne, sans rendre de comptes à personne. La vache hispanophone, par exemple, adorait déjeuner à la plage, mais passait son après-midi en couveuse, avec les poules dentées, les chats fouettés, les marmottes ensommeillées. La chèvre et le chou vivaient en ménage depuis plusieurs années, et nous, on vadrouillait par mouches et par veaux. Si on avait une question sur la signification de l’un d’eux, on revenait au mouton d’accueil - qui s’il n’avait pas la réponse, se retournait vers l’éléphant du souvenir.

Après ces bruyantes séquences, on partait pour l’île Saint-Louis, en passant devant Notre Dame. J’adorais m’y arrêter - et profiter de mon succès auprès des touristes qui attendaient, en rang d’oignons devant les gargouilles de Quasimodo. Ils me photographiaient, me demandaient d’où je venais, ce que je voulais dire ! A-do-rables ces gens ! Souvent, Bernie, dont le père était British comme Miss Wordy, racontait des bêtises, m’inventant une histoire incroyable, et faisait de moi un héros des lettres classiques ! Qu’est-ce qu’on rigolait - et on détalait comme des lapins, quand un guide rapprochait de nos palabres une oreille méfiante. On sautillait jusqu’au pont Saint Louis, et on se rendait chez l’oncle de Bernie, un maître glacier exceptionnel. On passait par l’arrière-cuisine et il nous servait de fabuleux cornets de vanille, gianduja, fraise des bois... On s’en donnait à corps joie ! Et barbouillés de crème glacée, on repartait vers la boutique les panses bien remplies.


En repensant à cette année d’évasions buccales, mon « i » ventral se serre d’émotions. C’était il y a 76 ans – mais je sens encore le goût de praliné aux pignons d’amande.

Je m’étends de tout mon long, sur une jolie page vierge, et je regarde autour de moi : ça court, ça chante, ça rigole, ça se chamaille.
Prendez passe, chargé comme un âne, en me saluant.
Voulent et Pouvent jouent à la corde à sauter sur la page d’à côté.
Buve discute derrière le bar avec Assoye, tandis que Si, Je et Ferai descendent une bouteille de rosé en terrasse. Je les adore, ces trois-là. Ils vivent en trouple libre, et sont toujours de bonne humeur.

Toute histoire commence un jour, quelque part. Et la mienne, c’est celle de ce cahier.
Qu’est-ce qu’il en a recueilli des mots « erronés » depuis moi, mon Bernie. Il en a même fait son métier, en créant une grande dictée nationale...