Aventure au fond du trou

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En m'introduisant dans le terrier de l'animal, torse plaqué contre la terre humide et bras contorsionnés pour me frayer un passage dans l'étroit boyau, je m'inquiétai de deux choses : d'une part, de l'odeur qui me laissait penser qu'une créature peu soucieuse de son hygiène corporelle m'attendait en amont et, d'autre part, de la pertinence de mes choix de vie. Comment en étais-je arrivé là ?

Gamin, mon rêve était de devenir photographe animalier : vivre dans la nature, me fondre dès l'aube dans des paysages trempés de brume et capturer en clichés les plus beaux représentants de la faune sauvage. Cela paraissait grandiose. Et si simple ! Las, la conseillère d'orientation rit de ce projet et, quelques années plus tard, j'héritai d'un bureau au vingtième étage d'une tour quelconque. Les grands espaces pouvaient repasser. La brume matinale, elle, était restée dans ma tête. L'embêtant, c'est qu'elle ne semblait plus se lever.

Aussi, quand j'eus l'occasion de rencontrer un véritable photographe animalier au détour d'une exposition sur les paysages d'Isère, je sautai sur l'occasion. L'homme était bon vivant et, au bout de quelques bières vite descendues, nous étions devenus amis. Au point qu'il me proposa de l'accompagner dans une traque photo nocturne dès le lendemain. J'acceptai avec joie et nous trinquâmes en riant. Il s'appelait Noé et il était mon nouveau frère.

Sur le lieu du rendez-vous, l'ambiance était devenue nettement moins festive. Noé avait manifestement tout oublié de sa proposition de la veille. Renfrogné, il toléra néanmoins ma présence dans son 4x4 qui nous amenait sur le site – secret – de son nouveau projet. Je m'étais vêtu en tenue de camouflage pour l'occasion et j'eus vite la démonstration de son efficacité. En effet, Noé ne m'accorda pas un regard de tout le trajet, comme si j'avais bel et bien disparu.
Dans le trou minuscule qui lui servait de planque, l'objectif de Noé était de capturer en photo un animal mythique : le lynx ! Le mien, beaucoup plus modeste, était de parvenir à trouver une position à ses côtés dans ladite planque. Il faut dire que l'homme était d'un gabarit un peu particulier : modeste par la taille mais excessivement large, c'était un homme-cube taillé dans un bois dont on faisait les armoires normandes. Il était futile de songer à le faire bouger d'un pouce sans l'aide d'un treuil, et je devais trouver ma position en serpentant autour de ce bloc inamovible.

Après de longues minutes de vains efforts, Noé en eut assez de mes gesticulations. Il me somma d'un grognement d'aller faire mumuse ailleurs et me tendit un vieil appareil photo. La perspective de passer la nuit à la belle étoile ne m'enchantait guère, mais celle de rester auprès de cet homme-bûche mal embouché non plus. Ravalant ma dignité, je quittai cette fosse peu commune.

Armé de l'appareil de Noé, je m'exerçai sur des cibles peu farouches comme des roches photogéniques et des pins au profil avantageux. Puis je passai au vivant : grosses limaces orange rampant sur l'humus, fourmis des bois s'affairant sur leur dôme d'épines et de feuilles mortes, pic épeiche surpris en plein martèlement-déjeuner... Finalement, je décidai de me mettre en planque devant une magnifique tanière creusée à flanc de colline. Nous verrions bien qui de Noé ou moi prendrait le meilleur cliché cette nuit !

La température avait chuté et je m'étais éloigné pour collecter de quoi renforcer le maigre abri de branchages que je m'étais bâti pour la nuit. À mon retour, une surprise de taille m'attendait : l'appareil photo avait disparu ! Un seul scénario me semblait plausible : l'animal que je guettais était sorti de sa tanière et avait chapardé mon appareil. Si je voulais éviter la colère de son propriétaire, je n'avais pas le choix : il fallait le récupérer.
Et voilà ! Voilà comment on mettait un cadre supérieur au fond d'un trou improbable au cœur d'une forêt sans nom.

La tanière de l'animal mystère était étonnamment profonde et l'odeur empirait au fil de ma progression. Mes doigts finirent par atteindre une masse velue et informe. Ma lampe frontale me révéla un animal massif au pelage gris : un blaireau ! Un blaireau mort, pour être exact. Mais d'appareil photo, point.
J'étais là, à pondérer sur l'absurdité de la condition humaine en général, et de la mienne en particulier, quand j'entendis du bruit au dehors. Noé m'appelait à pleins poumons, oubliant toute discrétion. À vue d'oreille, il n'avait pas l'air content.

Coincé entre un blaireau que je ne pouvais plus humer et un humain qui ne pouvait plus me blairer, le choix était cornélien. Je m'apprêtais à ramper en marche arrière pour rejoindre mon pseudo-semblable quand de petits cris brefs et stridents me parvinrent aux oreilles. Oubliant un instant la puanteur, j'écartai la fourrure de l'animal pour voir ce qui se cachait dessous. Stupeur.

Quand Noé me vit émerger de la tanière les bras chargés de bébés blaireaux (blairillons ? blaireteaux ?), la surprise lui cloua le bec. La vue des petits êtres avait adouci l'homme-souche et il articula sa première phrase complète depuis la veille :
— Il y a un refuge pour faune sauvage pas loin.
Enfin il reprenait les traits de mon compagnon d'ivresse de la veille. Le lendemain, nous nous quittâmes une fois les bébés entre de bonnes mains, et je retrouvai bientôt la ville.

Non, je n'ai jamais su ce qui était arrivé au vieil appareil de Noé. Peut-être un menu larcin d'un esprit de la forêt, qui sait ? D'ailleurs, au travail, ils commencent de plus en plus à y croire, aux esprits. Il faut dire que les disparitions de matériel et les menues dégradations se multiplient dans le bâtiment où je bosse. Curieusement, elles n'arrivent que quand le refuge accepte de me laisser temporairement la garde d'un des blaireautins. Bah, un petit mystère ne peut pas faire de mal. Et la brume sous mon crâne, elle, a bel et bien disparu.

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