Vivez, ah ! Vivez donc, et qu'importe la suite ! N'ayez pas de remords.
Blaise Cendras
Augustin avait toujours été philosophe. Il tenait ça de son arrière-grand-père qui, après
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Jean regardait les femmes comme il regardait le monde, avec l'âme impassible d'un fantôme en déshérence. Depuis la mort d'Agathe, sept ans plus tôt, le jeune homme s'était senti partir lui aussi, comme si son esprit avait voulu rejoindre sa bien-aimée, laissant à sa carcasse molle de chair et d'os le soin de poursuivre ici-bas un chemin noirci par l'absence.
Ainsi, lorsqu'il se levait péniblement comme un automate endormi, Jean avait chaque matin la sensation étrange d'être l'incarnation parfaite de l'expression "à côté de ses pompes". Il se voyait ouvrir les yeux sur la vie avec l'hébétude d'un comateux surpris d'être encore de ce monde. Il se regardait s'habiller, prendre son petit déjeuner, partir au travail. Il s'accompagnait dans son quotidien comme une ombre lasse de se voir infligée toujours les mêmes gestes, le même ciel, dans une vie sans horizon.
Dans cette vie hologramme en noir et blanc, la seule touche de couleur qui faisait frémir le jeune homme était un rouge écarlate qui souillait sa mémoire. Ce rouge sang qui avait maculé le trottoir lorsqu'Agathe, qu'il avait pourtant tenté d'entraîner avec lui le plus loin possible du bord de la route, s'était effondrée, percutée par la voiture d'un chauffard aviné.
Longtemps il avait maudit le ciel de ne pas s'être envolé avec Agathe, avant de maudire le hasard de ne pas avoir pris sa vie à la place de celle de son unique amour. Il avait fini par s'enfermer dans une existence insipide où l'idée de pouvoir à nouveau sourire un jour le nez au vent, les yeux tournés vers le soleil lui était insupportable.
Pourtant, depuis quelques semaines, Jean percevait un trouble, une sensation nouvelle. Comme si son esprit, sans doute fatigué de devoir sans cesse courir après un corps à peine vivant, faisait le siège de sa personne pour en réinvestir les lieux. C'est en tout cas ainsi qu'il ressentait une présence insistante à ses côtés qui, bien loin de le plomber telle une enclume, l'aiguillonnait au contraire avec un enthousiasme alarmant. Allez, bouge-toi, remue-toi, secoue-toi, vis!
S'il n'avait pas eu peur de finir à l'asile, Jean aurait volontiers livré bataille contre cette force surréaliste, à grand coups de pied et de poing dans le vide, apostrophant de tous les noms d'oiseau cette présence – amie ou ennemie? Il était perdu - qu'il sentait sans pourtant la voir clairement.
Jean avait pris l'habitude de déjeuner chaque midi dans une brasserie conviviale à deux pas de son travail. Parmi la clientèle quotidienne - quelques collègues ainsi que les employés des boutiques et entreprises alentour – se trouvait Églantine, jeune orthoptiste qui avait elle aussi fait de la brasserie sa cantine préférée. Avec les années, Jean avait eu le temps de sympathiser avec elle comme avec les autres habitués, et même s'il s'était toujours interdit de voir la jeune femme, au demeurant charmante, discrète et raffinée, autrement qu'avec les yeux d'un être asexué dépourvu d'émotions, une petite voix intérieure l'abreuvait sans cesse d'une foule de "si" : s'il l'avait rencontrée avant Agathe, s'il avait réussi à faire son deuil, s'il se décidait à prendre le mors aux dents, la vie à bras le corps, s'il sortait enfin de cette culpabilité morbide, s'il voulait bien donner sa chance à quelqu'un d'autre, s'il voulait bien se donner une chance, si....
Ce jour-là, lorsqu'il entra dans la brasserie, il sourit en remarquant que la pendule du restaurant indiquait très précisément midi. La petite aiguille couverte par la grande, la perfection du temps, songea-t-il. L'horloge de l'église du quartier retentit au même moment.
-Vous avez vu ça un peu, tonna fièrement le patron, moi qui n'est jamais été foutu d'avoir une montre qui fonctionne, j'ai enfin remis la pendule à l'heure!
Jean se dirigea vers le fond de la salle pour s'installer comme à son habitude à la table trente-trois, sa table depuis des années, rencognée entre le radiateur en fonte et un antique portemanteau perroquet. Il se figea un pied en l'air, une main en avant lorsqu'il la vit. Elle se tenait debout derrière la chaise, légèrement en retrait de la table, à peine cachée par le perroquet. Avec un regard apaisé et un sourire bienveillant, elle l'attendait. Elle n'eut pas besoin de parler, les mots résonnèrent dans l'esprit de Jean aussi clairement que s'ils lui avaient été murmurés les lèvres collées à son oreille : Il est temps, Jean, il est grand temps.
Jean écouta ses dernières paroles puis il vit le corps, la silhouette et le visage d'Agathe s'évanouir, comme absorbé par le mur de la salle. Il croisa alors le regard timide et tremblant d'Églantine qui, après des mois de valse-hésitation, avait osé s'installer à sa table.
Il s'assit face à elle, comme au premier jour du reste de sa vie.