Au printemps de ma vie, on a brisé les fleurs...

Toute histoire commence un jour, quelque part... C’est la dictature de la narration. Un jour ou l’autre, on se voit basculer dans un cheminement de faits dont on ne saisit nullement le dénouement. Chaque histoire -triste ou heureuse- dépeint les aventures d’une vie. J’ai mille fois pensé qu’il vaudrait mieux qu’on raconte soi-même le long récit de sa vie. Ainsi, voici ma vie telle que je l’ai vécue: de l’instant où je suis née à l’instant où je suis devenue un fantôme de moi-même.
Je suis née dans une des localités de la commune de Saint-Louis du Nord dans le Nord-Ouest d’Haïti. Notre bourg se situe à une dizaine de kilomètres du centre ville. J’ai toujours eu cette sensation d’être née sur une terre unique: ma case couverte de tôles au milieu d’arbres qui chantent la nature; des concerts d’oiseaux à longueur de journée; le parfum du jasmin à la nuit tombée; le cri du coq à chaque lever du soleil; l’odeur du café matinal; la douce musique de dame pluie sur le toit de la maison lors de la brise matinale... J’aimais par dessus tout écouter la voix rauque du diseur de contes, entouré d’enfants avides d’anecdotes sur la vie de l’oncle Bouqui et de Ti Malice. C’était vraiment le bonheur au village. À quelques pâtés de maisons, on trouva une rivière qui ondulait comme le corps d’une femme en mouvement. Elle faisait le bonheur des villageois à chaque crue. Je n’ai jamais compris ce qui suscita tant d’admiration et d’euphorie devant la nature déchaînée. Faut dire qu’ils étaient étranges ces compères et commères! Les mornes avoisinants sont habillés d’une couverture végétale verdoyante. Le lit des fleurs chantaient la couleur du temps sous l’oeil vivifiant du soleil. Des papillons volaient en tous sens... J’adorais regarder les paysans qui trottaient ça et là sous les poids des sacs de provisions, partageant en même temps des nouvelles de leurs familles respectives. La sincérité de leurs salutations me touchaient au coeur.

Je n’ai jamais connu mon père. Ma mère me disait qu’il était mort il y a de cela plusieurs années. J’étais un bébé quand ça s’est produit. Curieusement, j’adorais mon père en for intérieur. Je ressentais une sorte d’alchimie avec lui. Je rêvais de lui assez souvent. Bizarre, non!? Pour quelqu’un que je n’ai jamais connu! Peut-être c’était à cause des yeux de ma mère. Ils brillaient de mille feux à chaque fois qu’elle l’évoqua. J’ai pu lire dans son regard à quel point il la chérissait. Selon elle, mon père n’était pas mort de cause naturelle. Quelqu’un l’aurait empoisonné d’une substance mortelle. Je lui ai crue. Dans le village, les mystères et les superstitions étaient monnaie courante. Pas plus tard qu’hier, j’ai ouï dire que le mari de la voisine avait surpris un malfaiteur par derrière sa case. Un devin lui avait préscrit une recette contre cette intrusion. La potion magique devrait empêcher au loup-garou de récupérer sa forme humaine. Et depuis ce jour, on entend que le miaulement d’un chat dans la maison de Compère Dieufaite. Étonnant, non!?

Comme toutes les familles du village, maman vouait un culte aux loas, ces esprits ancestraux. À ses dires, ils étaient là pour nous protéger des mauvais sorts et nous guider tout au long de notre vie terrestre. Sous le caïmitier, lieu des grandes cérémonies et aussi position de certains loas, maman -possédée- nous plongeait, mes cousins et moi, dans un mélange d’eau chaude infusée de feuilles collectées sous l’inspiration d’un Mystère. Après ce bain protecteur, on devait aller “renvoyer” les restes de la bassine à la rivière. Je n’ai jamais saisi le pourquoi de ces rituels, mais maman n’aimait pas qu’on l’assenait de questions. Donc, j’ai tout gardé en moi. Mes inquiétudes. Mes interrogations.

J’avais le corps frêle, la peau colorée d’un noir intense, les cheveux crépus. Mes yeux, grands et innocents, témoignaient de mon insouciance. J’étais heureuse. J’avais le coeur rempli d’amour. D’amour à donner. À partager. Une joie immense nous submergeait le coeur quand, mes amis et moi, allions flâner au coeur de cette campagne à couper le souffle. Nous aimions baigner nus dans la ravine, manger sous les branches bienveillantes des arbres. Et surtout, nous aimions partir à l’aventure, aller découvrir les merveilles que regorgeait un si magnifique paysage. Nous vivions en parfaite communion avec la nature. Puis un jour, tout a changé. Littéralement. Maman, jugeant bon de me donner une éducation convenable, m’envoya à la Capitale chez une cousine éloignée. Et depuis ce jour, la vie n’a fait que me baiser. Aussi durement que vous pouvez l’imaginer.

Dès mon arrivée dans cette capitale abjecte et crasseuse, j’ai compris que ma vie d’esclave vient juste de débuter. Madame Dufort -comme je devais appeler mon hôte- habitait dans une zone résidentielle à hauteur de Delmas 75. Elle avait de grands yeux menaçants, un sourire mielleux sur les lèvres, des formes lourdes, une perruque accrochée au crâne et le visage un peu trop maquillé. Elle avait la peau claire non d’une clarté naturelle. Elle appartient à cette catégorie de femmes qui détestent la pigmentation foncée de la peau. Juste un regard suffisait pour me révéler que je n’étais pas dans ces bonnes grâces et encore moins la bienvenue.

-Comment se fait-il qu’elle soit aussi noire? Posa-t-elle d’emblée à ma mère.

Moi, je regardais, silencieuse, ma mère se justifier auprès d’elle de ma couleur de peau. J’étais confuse. Je ne savais pas que ma peau d’ébène pouvait être un sujet de discussion.

Le lendemain, Maman me laissa seule avec cette tigresse à l’air farouche. Elle me sermonna de bien me comporter et d’obéir à la dame. Elle esquissa un signe de croix en guise de protection et s’en alla. Si seulement elle savait! Si seulement elle savait à quel point je me suis sentie abandonnée, livrée à moi-même... Si seulement elle savait sa bienveillante cousine jurait de m’envoyait en enfer... Si seulement elle savait obéir signifie exécuter sans poser de question, être à la merci de quelqu’un d’autre que soi-même... J’écroulais littéralement sous les tâches ménagères. Je devais balayer, faire la vaisselle, préparer à manger, faire la lessive, repasser, aller faire les courses... Pour un devoir non accompli, elle me servait des claques. Je n’avais pas de moment de répit. Elle inventa toujours quelques corvées à faire, ajoutées aux incompréhensibles caprices de Madame et de son partenaire, un député plein aux as. Ce genre d’homme qui mène une double vie: une vie de famille parfaite sur la page officielle et une maîtresse dans la marge. En plus de mes nombreuses obligations, je devais travailler très dur à l’école afin de ne pas décevoir maman. Je supportais tout. Pourvu qu’elle soit fière de moi.

Unique étincelle d’espoir dans cette vie de misère: Serab. Une camarade de classe. Une amie. Une soeur de coeur. Je l’ai rencontrée au lycée. Sa joie de vivre était si contagieuse. Grâce à elle, le fond de ma personnalité restait intact. Elle était mon été en hiver. Un peu d’amour dans mon univers froid et hostile. Une bouffée de chaleur s’empara de tout mon être à chaque fois que j’allais à l’école. Nous partagions nos illusions, nos peines et nos rires. Cette chaleur humaine qui se dégageait d’elle ravivait des souvenirs de mon enfance heureuse. Ce qui était encore plus cool dans tout ça, nous habitions le même quartier. Du coup, j’allais me réfugier chez elle dès que j’avais terminé mes travaux. Pour ce faire, il fraudrait que Madame soit sortie. Sinon, je devrais rester cloîtrée dans cette maison de malheur. Chaque occasion volée était précieuse à mon coeur. Nous dépensions notre temps à regarder des émissions de télé, jouer ou tout simplement discuter. Sa famille était comme une famille d’accueil pour moi. Mon coeur gonflait de bonheur à chaque visite que je leur rendais. Elle était la meilleure chose qui me fût arrivée dans cette ville. L’amitié avait réussi à soustraire de mon être mes pleurs et mes peines. J’ai vu dans le regard de Serab tant de promesses. Je m’étais mise à transcrire notre amitié sur du papier. Des vagues de vers affluaient en permanence dans ma tête. Je priais le ciel pour que les vacances arrivèrent vite. Entre temps, écrire me procura un sentiment de liberté. Une liberté dont je n’osais soupçonner l’existence. Cette liberté qui se dessina sur l’horizon de mon univers sombre me donna un peu de courage. Je ne pensais plus à mes misères. Toute mon énergie resta concentrer sur cette lueur d’espoir. Bientôt, mon cauchemar prendra fin. Je ne fis plus attention aux insultes de Madame. Pas question qu’elle gâcha une fois de plus mon moment de pur bonheur. Je parlai à moi-même. Oh! Que je serais contente de retourner à la maison! De voir à nouveau mes amis!... De danser encore une fois dans les bras de la liberté!... De m’énivrer dans ses sources!...

Un jour, croyant être seule, je me permis de rêvasser dans la pièce exigue qui me servait de chambre, j’entendis quelqu’un ouvrir la porte. Un moment, j’ai cru qu’il s’agissait de Madame. Mais non! N’entendant personne hurler mon nom, j’ai décidé d’aller voir qui c’était. C’était le petit ami de Madame. Je lui ai dit que madame était sortie. Il fit oui de la tête. Sur ce, je retournai à mes rêves... À les peindre en couleurs! Que maman serait contente à mon retour! Je ne pus m’empêcher d’imaginer son large sourire, ses yeux pétillants pleins de compassion... C’est alors que Monsieur fit irruption dans la pièce. Je sursautai... Il voulait que je l’apportais à manger dans le salon pendant qu’il regardait son match de football. Comme si ses deux mains ne lui servaient à rien! Comme d’habitude, je m’empressais de le satisfaire aussi rapidement que je pus. Alors que je lui tendais l’assiette, il attrapa ma main, me força à m’asseoir sur lui. J’essayai de le repousser de toutes mes forces. Il était solide. Il me tint là, prisonnière de ses bras. Dans mes gestes pour l’esquiver, j’ai renversé l’assiette. Rien n’y fit. Il commença à me toucher... Indécemment... Avec brusquerie. Ses grandes mains venaient sur mon corps dans un geste de va-et-vient. Je criai. Il me gifla pour m’insuffler la voix du silence. J’étais perdue. Je priai le ciel pour qu’il envoya quelqu’un à mon secours. J’implorai mon défunt père. Tout le monde resta sourd à mes cris de désespoir. Peut-être, croyaient-ils que Madame me fouettait comme ce fut souvent le cas... Il m’aggrippait d’une main, et l’autre me servait de ses giffles. Il arracha mes vêtements, me renversa sur le canapé, entra en moi avec une telle violence que j’en perdais connaissance. Il me frappait, étalait sur mon corps sa salive gluante. Je me débattais. Puis, rien. Je fus morte. Morte psychologiquement. Et meurtrie dans mon corps. J’étais fatiguée. Fatiguée de lutter. Fatiguée de survivre. Le regard vide, je le regardais assouvir son désir bestial telle une bête sauvage. Quand il eut terminé, il enfila ses vêtements et sortit. Un filet de sang coula entre mes jambes... Je gisais sur le divan, désemparée, la chair en lambeaux et couverte de honte. En dépit de tout, je n’ai pas pleuré... La vie fuyait à grands pas mon corps endolori. J’attendis impatiemment...la mort. Je sombrai dans le néant...

À son entrée, Madame me trouva sur mon lieu de supplice. Le regard plein de mépris et de haine, elle vociféra des insultes à mon encontre de m’être incrustée dans son salon et de m’être servie de son homme. Monsieur s’était empressé de prévenir Madame en lui racontant une toute autre version de l’histoire. Je ne répondis rien. J’étais déjà, de toute façon, celle à abattre, la coupable. Je rassemblai le peu de force qui me resta pour me lever. C’est alors qu’elle vit son sofa immaculé de sang.

-Petite sotte, qu’est-ce que tu as fait de mon sofa? Tu as osé faire des avances à mon homme... Qu’est-ce que tu croyais? Qu’il te laisserait filer!? Tu as eu ce que tu méritais. Fiches le camp de ma maison sale trainée. Ah! Ces habitants! Tu oses leur tendre la main, ils vont finir par te la manger toute crue... Dégage de ma maison!...

En deux mouvements, mes effets personnels étaient étendus, dehors, par terre. Elle me poussa et claqua la porte sous mon nez. Je n’ai pas pleuré... Mes vêtements sous le bras, je me dirigeai vers la maison de Serab. Des voisins curieux me déshabillaient du regard. Je n’ai pas bronché d’un cil. Serab m’accueillit les bras ouverts. Je lui ai tout racontée. Elle m’installa dans sa chambre en attendant qu’elle prévenait ses parents de ma situation. Après des discussions et des coups d’oeil de pitié furtifs, ils se sont mis d’accord pour que je rentrais à la maison. Chez ma mère! Ils ne pouvaient intenter un procès contre Monsieur. Je ne pouvais porter plainte, non plus. Il tenait la justice dans ses poches. C’était un criminel vêtu en homme de loi. Le jour suivant, de bonne heure, ils m’accompagnèrent à la station des bus, payèrent mon ticket et me donnèrent quelques pièces en réserve. Dans l’autobus qui me ramenait à la maison, mes larmes explosèrent enfin... J’ai compris que mes rêves venaient de partir en fumée. Dans le vent... Que le printemps de ma vie s’était métamorphosé en éternel hiver! Ma colère condamnait maman autant que cet enfoiré qui m’a violé. Jamais, elle n’aurait dû me séparer d’elle. Je la tins pour responsable de ce qui s’est passé. Plus jamais, je ne serais femme! Plus jamais, je ne serais la même! J’ai perdu ma dignité et mon innocence. Que la vie pouvait être cruelle! Moi qui voyais la vie en rose, et voilà qu’on venait de briser mes fleurs. Toute la lumière qui illuminait mon être fut éteinte dans cet instant. Il faisait si nuit dans mon coeur!... Je ne pouvais espérer l’espoir dans cette obscurité opaque dont mon âme était prisonnière... Mes paupières commençaient à s’alourdir... Tout est devenu noir... Je sombrai dans un sommeil profond... D’étranges créatures peuplèrent mon rêve. J’ai cru voir le visage de mon père... Ils faisaient un rituel sous le caïmitier... J’étais au milieu, accrochée à l’arbre par des cordes. Soudain, leurs visages devinrent tout blanc. Ils me délièrent de mes cordes, vidèrent sur moi une liquide à l’odeur du tafia, tuèrent un pigeon blanc et m’offrirent son sang comme breuvage.

-Tu seras vengée.... Ton sang sera vengé... Tu seras vengée... chuchotèrent-ils tous en choeur autour d’un vèvè.

Ils se sont entrés en transe, et dirent des paroles dont j’arrivais difficilement à appréhender la signification.

Un taptap klaxonna. Je me suis réveillée en sursaut... J’étais arrivée à destination. J’avais besoin de me rafraîchir un peu... J’avais l’étrange sensation du goût de sang sur mes lèvres...