Au fond du gouffre

Écrire est le plus beau des plaisirs

Toute histoire commence un jour, quelque part. La mienne est vielle comme le monde, ordinaire, voire cliché. Une histoire atemporelle perdue dans le sillage du temps. Je suis une jeune femme sans histoire, le fruit d’un coup d’un soir ayant mal tourné, le fruit d’une capote pétée et d’avortements ratés. Des fois je me dis que mon existence aurait mieux valu si j’étais un chewing-gum. Au moins lui au début est bien emballé, sent bon et a une saveur qui plait aux papilles gustatives. Certes, il finit oublié sous une chaise ou un pupitre, mais au moins, l’espace d’un quart d’heure, il aura fait saliver son acheteur.
Recroquevillée sur le banc en dessous du vieil amandier de la place Saint-Pierre, je tremblotais seule en plein milieu d’un soir d’été. Livrée à l’incertitude de la nuit à la lueur d’un lampadaire clignotant, une froide brise soufflait et charriait des grains de poussières qui venaient se coller à mon visage graisseux. Voilà une bonne demi-heure que j’ai arrêté de pleurer et mon maquillage dégoulinant commençait à sécher. Ils étaient quatre ou cinq, je ne m’en souvenais plus. « Moi, je la prendrai par le cul ! » s’exclamait le plus grand d’entre eux avec sa voix âpre pendant que les autres s’esclaffaient sadiquement. Je le savais pourtant ! Je savais qu’il ne fallait pas rester travailler si tard dans les parages surtout après les festivités sur la place. « Nathalie, ça grouille de racailles sur la place pendant et après le festival. Saouls comme des cochons, ils te défoncent la chatte, ils ne jouissent jamais et te menacent si jamais tu veux partir. » Cet avertissement de Sabine tournait en boucle dans ma tête alors que cette foutue migraine voulait la faire exploser. Trop occupée à détester mon existence, je n’avais pas le temps pour écouter ce brouhaha dans mon estomac. De plus, j’avais mal partout : le cul, la chatte, les côtes, la tête et enfin aux jambes. L’argent n’est jamais suffisant, il en faut toujours plus ! J’aurais pu rentrer dans notre taudis à Morne Calvaire avec les mille gourdes que j’ai gagnées, m’acheter un barbecue à cent cinquante gourdes, un soda à trente-cinq gourdes, puis attendre sagement qu’il fasse jour pour dépenser le reste encore en achetant de la bouffe. C’est comme ça que ça se passe ici : tout pour l’estomac. Vivre pour manger et rien que pour ça ! L’instinct le plus primitif, l’être humain réduit à sa plus simple expression. Ce soir-là j’avais eu la prétention de vouloir faire bien plus que ça et j’ai cher payé ma maudite ambition. Je me sentais belle, c’était l’une des rares soirées où j’aimais mon ‘‘ boulot’’. Je venais à peine d’acheter cette belle robe d’un rouge très vif. Elle m’allait comme un gant, et puis d’ailleurs, j’ai toujours aimé le rouge. En temps normal, je n’aurais pas pu me payer une robe à mille gourdes, mais grâce à ce gros vieux pervers mais généreux client ayant apprécié mes services la veille, je me suis permis cette folie. Je sentais bon et mon maquillage bon marché jetait la poudre aux yeux. Les belles et luxueuses voitures de Pétion-ville ralentissaient pour me regarder, certains baissaient leurs vitres pour faire des sifflements en mon honneur. Pour une catin, les sifflements sont ce que sont les agenouillements à une reine. De toute ma chienne de ma vie, c’était l’une des rares fois où je me suis sentie aussi belle. Mon reflet à travers les vitres m’étonnait, je m’étais arrêtée un instant pour me regarder et j’avais oublié à quel point je ressemblais à maman. J’ai hérité de ses belles courbes, de sa belle denture et aussi de sa couleur café qui m’a valu ma réputation de « belle black ». Et ma taille imposante, je la tiens de mon père ; ce salopard qui n’avait même pas voulu que je naisse. Peut-être qu’au fond il n’avait pas si tort, peut-être qu’il savait déjà ce que me réservait l’avenir ; de toute façon je ne l’ai jamais connu. Maman répétait toujours qu’il était une belle ordure, la cause de tous nos malheurs.
La nuit était belle, le noir épais du ciel taché des milliards d’étoiles étalait toute la splendeur du firmament. Il était à peine huit heures, je descendais tranquillement avec ma démarche plus élégante qu’une féline. C’était mon show, mon défilé, ma soirée. « La recette va être grasse ce soir ! » Disais-je en mon cœur, mais c’était bien compté, mal calculé. Toute l’affluence était dirigée vers la place où devait se tenir un festival durant toute la soirée. Presque onze heures et seulement trois clients au compteur. Une fichue soirée ! Toutes les collègues se plaignaient d’ailleurs, certaines osaient même baisser le prix standard pour s’approprier le client d’une autre. Une violation du code des prostituées ayant provoqué des cascades d’engueulades et de propos grivois. Bref ! Rien d’étonnant pour moi qui pratique le plus vieux métier du monde depuis déjà deux ans. Jamais je ne m’étais imaginée comme employée de l’industrie du sexe, je les jugeais même auparavant. Il est tellement facile de juger les choix de ceux dont on ne connait pratiquement pas la vie. Et puis il y a eu la mort de maman suivie trois mois plus tard de mon éviction des deux pièces qui nous servaient de logis. En si peu de temps, j’avais fait deux pertes énormes : ma seule famille et mon toit. À seulement dix-huit ans, mon monde venait de partir en vrille. Heureusement qu’il y avait Sabine, la seule qui a voulu prendre la responsabilité de loger et nourrir une bouche qui n’avait aucun lien de parenté avec elle. La plus fidèle cliente de maman au marché avait ouï-dire mes malheurs et s’était disposée à m’accueillir chez elle. Au début j’étais réticente à l’idée de vivre avec une femme dont je jugeais le mode de vie, et, qui plus est, se dépigmentait. Mais ce n’est pas comme si j’avais le choix, quand on n’a pas de toit sur la tête, on serait d’accord à se faire loger même par le diable, du moment que la pluie ne nous mouille pas. Les premiers mois n’étaient pas si terribles que ça en fait, ils allaient même au-delà de mes attentes. Je mangeais à mon aise, j’avais même un lit ; sauf que l’école me manquait, mais j’avais vite compris que je ne pouvais pas tout avoir. Et puis arriva ce jour où Sabine en avait marre, elle disait que j’avais l’âge de prendre mes responsabilités et que je devais désormais participer financièrement. Elle partagea donc avec moi le seul savoir qu’elle pouvait vraiment transmettre, dans le seul domaine dans lequel elle excellait. Je me souviens encore de ma première nuit sur le terrain, j’avais pleuré. « On pleure toutes le premier soir ma petite ! Mais ça ira mieux. Tu verras... » Me dit-elle en me prenant dans ses bras. Sabine était devenue mon mentor, et moi, l’un de ses plus beaux accomplissements. Par expérience, elle pouvait flairer le danger et nous a tirées du pétrin en maintes occasions. Mais ce soir-là, en disciple rebelle, je n’en faisais qu’à ma tête. Ma colocataire était partie, mais moi, en quête de billets et d’aventures, je me dirigeais vers la horde sur la place d’à côté. L’alcool coulait à flot, la fumée épaisse et l’odeur du cannabis m’étouffaient presque. Ils sentaient le fauve et la plupart étaient déjà bourrés. Le tintamarre que faisait ce Dj médiocre mettait la foule en délire. Minuit. Je n’en pouvais plus. Alors que je m’éloignais de la foule pour fumer une dernière clope, une main dure et froide se posa sur mon épaule droite. « Alors ma jolie, tu travailles ce soir ? » Sa gueule puait le clairin blanc et le cannabis. Ces dreads rougeâtres et pouilleux ne me donnaient pas plus envie vomir que son énorme cicatrice au front. « Non ça va ! Je ne bosse plus ce soir. » Dis-je en reculant de quelques pas. « Salope ! » s’exclamait-il, puis s’en alla à pas de bourré, trébuchant presqu’à tous les deux mètres. Je continuais donc à fumer ma clope tout en esquissant un sourire devant ce spectacle à la fois hilarant et pathétique quand cette voiture de police s’arrêta en face de moi. Ils étaient plusieurs dans ce 4x4 salement amoché.
- Tout va bien par ici ? Sortit une voix rauque à l’arrière du véhicule.
- Oui Commandant ! Répondis-je avec une once de sarcasme.
- Quelle jolie black dites donc ! Contrôle d’identité s’il vous plait.
- À vos ordres commandant !
L’une des règles d’or du métier c’est de toujours avoir sur soi une pièce d’identité.
- Nathalie. Joli prénom. Moi je vais t’appeler Nathou.
- C’est comme vous voudrez !
- Nathou, je voudrais bien m’amuser un peu avant de continuer le boulot. La nuit est longue et je commence bien à m’ennuyer.
- Ce sera sept cent cinquante gourdes commandant.
- Même pas de rabais pour les forces de l’ordre ?
- Ok ! Ce sera cinq cent gourdes. Ni plus, ni moins !
- T’es une dure à cuire toi on dirait. Ok ! Ça marche.
Il sortit alors son portefeuille et me donna l’argent.
-Alors où est ce qu’on va ? Dit-il d’un ton tout excité.
-Je trouverai bien. D’habitude je fais ça à bord du véhicule mais comme le vôtre est chargé, on passe au plan B.
-Allons par-là ! Dit-il. Dans cette ruelle à sens unique, il n’y a jamais d’éclairage et à cette heure, il n’y a pas un chat.
-Ok !
J’étais montée à bord du véhicule avec eux, j’avais un peu la boule au ventre mais il n’y avait pas de quoi avoir peur. C’était censé être eux les types réglos, pas ceux sur la place. Arrivée sur les lieux, le chauffeur mit le véhicule au travers de la route puis l’intéressé et moi cherchions un coin propice pour baiser. Eurêka ! J’avais trouvé un bon corridor derrière cet immeuble. Je lui avais enfilé un préservatif et il commença. Cinq minutes à peine, il avait déjà fini ; exactement le genre de client que j’aime. Alors que je m’apprêtais à enfiler ma culotte, il me pesa si fort la nuque que je croyais qu’il allait la briser.
-Hé ! Les mecs ! Amenez-vous ! À qui le tour ?
-Qu’ qu’est-ce que vous faites commandant ? Dis-je d’une voix tremblante et apeurée.
-Ferme ta gueule salope! Tu avais dit cinq cent gourdes. Tu ne croyais quand même pas que c’était pour moi seul. Tu te prends pour qui ? Shakira ? Beyoncé ? J’entendais les autres ricaner un peu plus loin.
Je pleurais, je voulais crier mais ç’aurait été idiot avec tous ces gros flingues à côté de moi. Puis, au bout d’un moment, je ne sentais plus rien, je n’entendais plus rien, comme si le temps s’était figé devant mon malheur. Ces salopards déchiraient mes entrailles mais je pensais à maman, à mes anciens camarades de classe, au père que je n’ai jamais eu et à la vie que j’aurais dû avoir. Recroquevillée sur ce banc, j’avais arrêté de pleurer. Non ! Je ne pleurais plus, car pour trouver un moyen peu douloureux de se donner la mort, il faut sang-froid et lucidité.