Il dort. Enfin, je crois. Je guette chacune de ses respirations. Chacune me libère de mon apnée. Reste l’angoisse. Et la peur.
Il est quatre heures du matin. Ils ont accepté que je reste, ils
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Elle se lève et enfile un jeans. Il fait encore nuit mais elle ne peut pas dormir. Dormir, de toutes façons pourquoi dormir ? Dormir ça sert à rien, c’est du temps perdu, du néant, au mieux du vide, au pire des cauchemars, et puis ces derniers mois elle a tellement dormi ! Elle a assez dormi pour le reste de sa vie, elle a besoin de marcher, la plage n’est pas loin, elle entend les vagues, elle veut marcher, dans le sable, dans le vent. Respirer. Elle étouffe ici, elle étouffe.
Le thermomètre extérieur indique quatre degrés, alors elle enfile un gros pull, par convenance, par habitude, mais elle sait qu’elle n’aura pas froid : ces derniers temps elle n’a plus jamais froid. Avant elle était frileuse et les longs mois d’hiver lui semblaient pénibles, presque douloureux. Elle détestait l’hiver, mais cette nuit, ou ce matin, elle sent qu’il peut venir, elle est prête. Tout va changer. Tout a déjà changé.
Elle jette un dernier regard derrière elle. Dans l’obscurité de l’unique pièce, le radio-réveil et ses gros chiffres rouges continuent à la narguer – 4:33 –, on dirait qu’il est vivant cet objet-là, et malfaisant. Depuis le lit, Max émet un bruit sourd (ronflement, protestation ?). Elle ne se retourne pas, elle s’en va.
Elle sent immédiatement le vent lui fouetter le visage ; elle fait quelques pas et ses pieds s’enfoncent dans le sable. Elle veut marcher jusqu’à la mer. C’est si bon... Les mots de Brel lui reviennent en tête, encore une fois, elle ne la quitte pas cette chanson, et ces mots, encore, encore, qui tournent... « Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague, et des vagues de dunes pour arrêter les vagues, et de vagues rochers que les marées dépassent et qui ont à jamais le cœur à marée basse... »
Dans la nuit couleur d’encre, elle respire l’iode. Fait le plein. Sourit. Elle l’aime, cette mer. Elle se sent comme elle : trouble, sablonneuse, et changeante, avec ses marées étranges, excessives, désordonnées. Elle aime le bruit des vagues, qui ne la quitte pas depuis leur arrivée dans la cabane de ses parents, quelques jours plus tôt, le bruit des vagues qui tournent, naissent, meurent, le flux, le reflux, marée haute, marée basse, cette chanson, ces voix, et ses idées qui tournent, tournent, tournent encore.
Elle a refait tant de fois le chemin de son histoire, ces derniers jours, avec comme bande originale Brel et le grondement des vagues. Elle a voulu comprendre, savoir, pour ne jamais, jamais retourner là-bas. Dans la lame de fond. Tout plutôt que de couler à nouveau.
Elle s’appelle Maxime, comme un garçon, et lui s’appelle Max, comme un chien, Max et Maxime, depuis tant d’années, ou Maxime et Max, et puis quoi ? On s’habitue, on croit savoir, on pense qu’on vit, qu’on choisit, mais on se trompe, tout a un sens mais on ne contrôle rien. Depuis peu, elle pense tout le temps, et si vite, elle comprend ce qui se passe, comment tout fonctionne, comment tout est arrivé. Tout est devenu logique, et limpide, et implacable, ce qui était brouillard est à présent si clair, pourquoi les autres ne voient-ils pas ce qu’elle voit ? Elle voudrait partager tout ça avec eux, mais ils ne comprendraient pas. Ils ne savent pas d’où elle revient, ils ne comprennent pas qui elle est devenue. Elle a une tâche à accomplir, un acte grave et important, peut-être un peu fou, aussi, elle en a conscience. Elle n’a pas le choix ; quand le jour se lèvera, elle reviendra ici, dans la cabane de son enfance, et elle fera ce qu’elle a à faire.
Elle est déterminée, mais ses idées filent encore, et c’est réconfortant. A l’époque elle ne pensait plus. Pas une idée, pas une envie, pas un mot, à peine quelques mouvements au service d’une survie qui lui semblait facultative. C’était l’époque du vide, du rien. Sans raison apparente, sans qu’aucun médecin ne puisse l’aider, elle a sombré. Mais Max a été là pour elle. Il l’a nourrie. Lui a parlé. L’a bordée. Max pour Maxime. Elle doit le reconnaître, oui, probablement que sans lui elle serait morte, quoique à la réflexion l’idée lui semble ridicule, elle n’avait alors même pas assez de volonté pour manger, comment aurait-elle pu avoir la force de mourir ? Elle s’est accrochée à Max comme un naufragé s’accroche à son rocher. Durant des mois, elle a effectivement eu l’impression de se noyer.
Mais c’était avant. Depuis elle a changé, basculé de l’autre côté, et elle sent qu’il l’étouffe, qu’il la réduit à un être malade, souffrant, alors que jamais elle ne s’est sentie aussi forte. Elle sait qu’il se méfie quand elle rit, trop souvent, trop fort, il ne comprend pas ce qui lui arrive, elle non plus, et alors ? Qui sait ce qui se passe, au-delà des vagues ? Il ferait n’importe quoi pour elle, elle le sait bien, il dit qu’il l’aime, pourquoi ? Ca veut dire quoi, au juste ? Ca implique quoi ?
Elle a déclaré vouloir passer du temps à la mer, il a quitté son boulot pour pouvoir l’accompagner, pourtant elle ne voulait pas qu’il vienne, ils se sont disputés, violemment, pour la première fois depuis très longtemps... Elle l’a entendu pleurer dans la salle de bain, alors qu’elle se sentait tellement mieux ! Pourquoi se sent-il encore l’âme d’un sauveur, elle n’a plus besoin d’être sauvée ! Elle sait qu’il l’a maintenue à flots durant ces longs mois, au risque de se laisser lui-même submerger, mais est-ce que ça suffit ? Il ne l’a pas préservée de la chute, et il ne l’a pas guérie. Il se disait soulagé quand elle s’est remise à déambuler dans la maison, alors pourquoi ces questions incessantes, cette surveillance fébrile ? En quelques jours elle est passée de l’autre côté, vivante à nouveau, excessivement, démesurément peut-être, mais pourquoi ces regards soupçonneux ? Cette inquiétude à peine dissimulée ? Que veut réellement cet homme qui dort en ce moment dans son lit de petite fille ? Elle sait qu’elle l’a aimé, avant, avant la grande dépression, quand sa vie semblait normale, ils riaient beaucoup, s’embrassaient sans cesse, c’est si loin...
Le vent a faibli. Les étoiles s’éteignent. Elle sait que le jour ne tardera plus. Elle s’assied sur le sable. Elle se souvient. Elle a peur, et si elle se trompait ? Elle a la certitude d’avoir été heureuse autrefois, aimée, comblée, chanceuse, pourtant aujourd’hui, seule face à la mer, elle se méfie de ces souvenirs écorchés. Depuis sa guérison, elle a tout analysé, tout décortiqué, et ça a été facile car son intelligence s’est tellement affûtée, elle se sent si lucide, clairvoyante, ça lui confère un sentiment de puissance qu’elle ne peut pas laisser s’échapper. Un sentiment de pouvoir. Elle comprend maintenant qu’à l’évidence, au sein de ce paradis, quelque chose était prêt à déraper. Quelque chose, tapi dans l’ombre, latent, attendant qu’elle baisse toutes les gardes, comblée de bonheur, pour la faire vaciller. La soumettre. Quelque chose, ou quelqu’un.
Quand elle a compris, elle a fui ces murs qui sentaient la dépression, et ces gens qui la regardaient avec compassion. A-t-elle décelé aussi de la peur dans leurs regards ? Peut-être. Ils la croient folle, alors qu’elle est tout le contraire. Les fous entendent des voix, non ? Maxime n’entend que sa propre voix, sans arrêt, d’accord, mais c’est la sienne, et elle est si réconfortante – bon d’accord il y a aussi celle de Brel qui lui murmure parfois des paroles un peu différentes, un peu effrayantes, c’est vrai, mais bordel il s’agit juste de chansons, tout le monde a parfois une chanson en tête, non ? Est-elle folle ? Elle pourrait devenir folle, elle le sent, elle sent cette faille en elle, mais elle ne se laissera pas faire. Il n’y a pas de place pour le doute.
La nuit noire s’est diluée. Le jour ne va pas tarder. Elle peut discerner l’écume, et les étoiles se sont tues. Elle se met à rire, fort, et ces cascades sonores se perdent au-delà des vagues. A présent elle court, s’enfonce dans le sable, continue, elle veut regagner la cabane, c’est le bon moment, elle rit.
Elle entre, elle ne ferme pas la porte derrière elle car le bruissement des vagues l’accompagne, elle grimpe sur le lit, grimpe sur Max qui entrouvre les yeux et lui sourit. Elle lui rend son sourire, se saisit d’un coussin, l’appuie sur son visage, fort, très fort, et alors qu’il commence à se débattre, alors qu’il commence à hurler, elle inspire profondément. Elle se sent bien, elle se sent libre.
Le thermomètre extérieur indique quatre degrés, alors elle enfile un gros pull, par convenance, par habitude, mais elle sait qu’elle n’aura pas froid : ces derniers temps elle n’a plus jamais froid. Avant elle était frileuse et les longs mois d’hiver lui semblaient pénibles, presque douloureux. Elle détestait l’hiver, mais cette nuit, ou ce matin, elle sent qu’il peut venir, elle est prête. Tout va changer. Tout a déjà changé.
Elle jette un dernier regard derrière elle. Dans l’obscurité de l’unique pièce, le radio-réveil et ses gros chiffres rouges continuent à la narguer – 4:33 –, on dirait qu’il est vivant cet objet-là, et malfaisant. Depuis le lit, Max émet un bruit sourd (ronflement, protestation ?). Elle ne se retourne pas, elle s’en va.
Elle sent immédiatement le vent lui fouetter le visage ; elle fait quelques pas et ses pieds s’enfoncent dans le sable. Elle veut marcher jusqu’à la mer. C’est si bon... Les mots de Brel lui reviennent en tête, encore une fois, elle ne la quitte pas cette chanson, et ces mots, encore, encore, qui tournent... « Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague, et des vagues de dunes pour arrêter les vagues, et de vagues rochers que les marées dépassent et qui ont à jamais le cœur à marée basse... »
Dans la nuit couleur d’encre, elle respire l’iode. Fait le plein. Sourit. Elle l’aime, cette mer. Elle se sent comme elle : trouble, sablonneuse, et changeante, avec ses marées étranges, excessives, désordonnées. Elle aime le bruit des vagues, qui ne la quitte pas depuis leur arrivée dans la cabane de ses parents, quelques jours plus tôt, le bruit des vagues qui tournent, naissent, meurent, le flux, le reflux, marée haute, marée basse, cette chanson, ces voix, et ses idées qui tournent, tournent, tournent encore.
Elle a refait tant de fois le chemin de son histoire, ces derniers jours, avec comme bande originale Brel et le grondement des vagues. Elle a voulu comprendre, savoir, pour ne jamais, jamais retourner là-bas. Dans la lame de fond. Tout plutôt que de couler à nouveau.
Elle s’appelle Maxime, comme un garçon, et lui s’appelle Max, comme un chien, Max et Maxime, depuis tant d’années, ou Maxime et Max, et puis quoi ? On s’habitue, on croit savoir, on pense qu’on vit, qu’on choisit, mais on se trompe, tout a un sens mais on ne contrôle rien. Depuis peu, elle pense tout le temps, et si vite, elle comprend ce qui se passe, comment tout fonctionne, comment tout est arrivé. Tout est devenu logique, et limpide, et implacable, ce qui était brouillard est à présent si clair, pourquoi les autres ne voient-ils pas ce qu’elle voit ? Elle voudrait partager tout ça avec eux, mais ils ne comprendraient pas. Ils ne savent pas d’où elle revient, ils ne comprennent pas qui elle est devenue. Elle a une tâche à accomplir, un acte grave et important, peut-être un peu fou, aussi, elle en a conscience. Elle n’a pas le choix ; quand le jour se lèvera, elle reviendra ici, dans la cabane de son enfance, et elle fera ce qu’elle a à faire.
Elle est déterminée, mais ses idées filent encore, et c’est réconfortant. A l’époque elle ne pensait plus. Pas une idée, pas une envie, pas un mot, à peine quelques mouvements au service d’une survie qui lui semblait facultative. C’était l’époque du vide, du rien. Sans raison apparente, sans qu’aucun médecin ne puisse l’aider, elle a sombré. Mais Max a été là pour elle. Il l’a nourrie. Lui a parlé. L’a bordée. Max pour Maxime. Elle doit le reconnaître, oui, probablement que sans lui elle serait morte, quoique à la réflexion l’idée lui semble ridicule, elle n’avait alors même pas assez de volonté pour manger, comment aurait-elle pu avoir la force de mourir ? Elle s’est accrochée à Max comme un naufragé s’accroche à son rocher. Durant des mois, elle a effectivement eu l’impression de se noyer.
Mais c’était avant. Depuis elle a changé, basculé de l’autre côté, et elle sent qu’il l’étouffe, qu’il la réduit à un être malade, souffrant, alors que jamais elle ne s’est sentie aussi forte. Elle sait qu’il se méfie quand elle rit, trop souvent, trop fort, il ne comprend pas ce qui lui arrive, elle non plus, et alors ? Qui sait ce qui se passe, au-delà des vagues ? Il ferait n’importe quoi pour elle, elle le sait bien, il dit qu’il l’aime, pourquoi ? Ca veut dire quoi, au juste ? Ca implique quoi ?
Elle a déclaré vouloir passer du temps à la mer, il a quitté son boulot pour pouvoir l’accompagner, pourtant elle ne voulait pas qu’il vienne, ils se sont disputés, violemment, pour la première fois depuis très longtemps... Elle l’a entendu pleurer dans la salle de bain, alors qu’elle se sentait tellement mieux ! Pourquoi se sent-il encore l’âme d’un sauveur, elle n’a plus besoin d’être sauvée ! Elle sait qu’il l’a maintenue à flots durant ces longs mois, au risque de se laisser lui-même submerger, mais est-ce que ça suffit ? Il ne l’a pas préservée de la chute, et il ne l’a pas guérie. Il se disait soulagé quand elle s’est remise à déambuler dans la maison, alors pourquoi ces questions incessantes, cette surveillance fébrile ? En quelques jours elle est passée de l’autre côté, vivante à nouveau, excessivement, démesurément peut-être, mais pourquoi ces regards soupçonneux ? Cette inquiétude à peine dissimulée ? Que veut réellement cet homme qui dort en ce moment dans son lit de petite fille ? Elle sait qu’elle l’a aimé, avant, avant la grande dépression, quand sa vie semblait normale, ils riaient beaucoup, s’embrassaient sans cesse, c’est si loin...
Le vent a faibli. Les étoiles s’éteignent. Elle sait que le jour ne tardera plus. Elle s’assied sur le sable. Elle se souvient. Elle a peur, et si elle se trompait ? Elle a la certitude d’avoir été heureuse autrefois, aimée, comblée, chanceuse, pourtant aujourd’hui, seule face à la mer, elle se méfie de ces souvenirs écorchés. Depuis sa guérison, elle a tout analysé, tout décortiqué, et ça a été facile car son intelligence s’est tellement affûtée, elle se sent si lucide, clairvoyante, ça lui confère un sentiment de puissance qu’elle ne peut pas laisser s’échapper. Un sentiment de pouvoir. Elle comprend maintenant qu’à l’évidence, au sein de ce paradis, quelque chose était prêt à déraper. Quelque chose, tapi dans l’ombre, latent, attendant qu’elle baisse toutes les gardes, comblée de bonheur, pour la faire vaciller. La soumettre. Quelque chose, ou quelqu’un.
Quand elle a compris, elle a fui ces murs qui sentaient la dépression, et ces gens qui la regardaient avec compassion. A-t-elle décelé aussi de la peur dans leurs regards ? Peut-être. Ils la croient folle, alors qu’elle est tout le contraire. Les fous entendent des voix, non ? Maxime n’entend que sa propre voix, sans arrêt, d’accord, mais c’est la sienne, et elle est si réconfortante – bon d’accord il y a aussi celle de Brel qui lui murmure parfois des paroles un peu différentes, un peu effrayantes, c’est vrai, mais bordel il s’agit juste de chansons, tout le monde a parfois une chanson en tête, non ? Est-elle folle ? Elle pourrait devenir folle, elle le sent, elle sent cette faille en elle, mais elle ne se laissera pas faire. Il n’y a pas de place pour le doute.
La nuit noire s’est diluée. Le jour ne va pas tarder. Elle peut discerner l’écume, et les étoiles se sont tues. Elle se met à rire, fort, et ces cascades sonores se perdent au-delà des vagues. A présent elle court, s’enfonce dans le sable, continue, elle veut regagner la cabane, c’est le bon moment, elle rit.
Elle entre, elle ne ferme pas la porte derrière elle car le bruissement des vagues l’accompagne, elle grimpe sur le lit, grimpe sur Max qui entrouvre les yeux et lui sourit. Elle lui rend son sourire, se saisit d’un coussin, l’appuie sur son visage, fort, très fort, et alors qu’il commence à se débattre, alors qu’il commence à hurler, elle inspire profondément. Elle se sent bien, elle se sent libre.