Au bord de la route

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"Et si écrire, c'était tout simplement ne plus taire cette âme en soi?" François Cheng

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À chaque fois que je suis de service au bar, le vieux Billy me parle de Sam. Il reste plusieurs heures à vider des canettes de bière et quand il est bien imbibé d'alcool et de tristesse, il déblatère sur Sam.

Je ne lui en veux pas. Je n'en veux à personne de dire des choses horribles sur Sam, car cela ne change rien pour moi. Je n'ai pas le souvenir d'un seul jour où je n'ai pas aimé Sam. Même aujourd'hui, alors qu'il est loin de moi, loin de nous tous ici, alors qu'il nous a quittés du jour au lendemain, sans un mot, sans un dernier regard, je sais que je l'aime et qu'il en sera toujours ainsi.

Tout le monde ici aimait Sam, quand il vivait encore dans notre ville, perdue dans les plaines. Les enfants, les vieux, les femmes, surtout les femmes, tout le monde aimait Sam. Il était le plus beau gars du coin, le plus gentil. Depuis la mort de ses parents, Billy qui était déjà bien vieux, l'avait recueilli et lui avait appris à survivre sur cette terre. Grâce au vieux Billy que tout le monde respectait, Sam avait grandi dans l'affection des uns et des autres et sans doute pour cela, il proposait son aide à qui en avait besoin. Il soignait les bêtes, coupait le bois, réparait les clôtures. Il s'était vite rendu indispensable à beaucoup d'entre nous et avec le temps et les travaux difficiles, il était devenu un homme solide, toujours souriant. Rien ne lui faisait peur. Pour nous les filles du coin, il n'y avait pas un autre gars qui le valait et nous rêvions toutes de le mettre dans notre lit.

J'étais sa préférence et nous nous sommes aimés. Notre vie était simple et nous étions heureux. Du moins, moi je l'étais, même quand je surprenais son regard se perdre bien trop longtemps, au-delà des vastes plaines qui entouraient notre ferme.

Puis ils sont arrivés, par la route qui coupe en deux notre petite ville. Ils ont débarqué avec leurs motos rutilantes, avec leurs corps envahissants, avec leurs rires de liberté. Ils ont pris possession de notre tranquillité, de notre seul motel jamais occupé. Ils ont dévalisé nos boutiques, rempli notre bar de leur présence bruyante, vidé nos bouteilles. Ils étaient jeunes, pleins de vie et semblaient ne rien devoir à personne. Sam les observait en souriant.

Avec enthousiasme, il venait me rejoindre au bar tous les soirs, pour m'aider au service. Il plaisantait avec les filles. Il trinquait avec les gars. Il profitait de leurs musiques que le vieux juke-box diffusait sans interruption. Il écoutait les yeux brillants, les récits de leurs nombreux voyages. Très vite, il a sympathisé avec le chef de la bande et tous les deux conversaient de longs moments. Parfois, une fille rieuse venait s'asseoir sur ses genoux et lui glissait des mots à l'oreille, des mots qui le faisaient sourire encore plus que d'habitude.
Jamais Sam ne me parut plus heureux que durant le court séjour de cette horde retentissante.

Quand ils sont partis sur leurs machines bruyantes, quand notre petite ville a retrouvé sa paisible existence routinière, Sam s'est remis à m'aimer, s'est remis à ses tâches quotidiennes.
Rien n'avait changé, mais tout était différent. Il était moins appliqué à ce qu'il faisait et se blessait souvent. Il parlait moins, souriait moins. Il m'embrassait avec douceur, mais sans effusion. Il regardait de plus en plus souvent l'horizon.

Bien des fois, on frappait la nuit à notre porte, alors que nous étions couchés l'un près de l'autre, heureux d'être ensemble. On avait besoin de Sam pour un vêlage qui se passait mal, pour un incendie qui se déclarait dans la ferme voisine, pour des bêtes qui s'étaient échappées, pour un arbre qui menaçait de tomber, pour toutes ces choses qu'il n'avait cessé de faire depuis qu'il était en âge de les faire. Il me regardait longuement avant de se rendre où l'on avait besoin de lui. Je le laissais partir, sans rien faire pour l'empêcher de répondre à ces sollicitations permanentes, sans un mot pour le retenir.

Un soir comme tous les soirs, je suis rentrée après mon travail au bar. Dans l'enclos, les bêtes se reposaient, déjà nourries. Dans la maison, les lampes étaient allumées et sur la table du repas, gisait un grand bouquet d'herbes odorantes fraîchement cueillies, de ces herbes de nos prairies que j'aimais tant ramasser avec Sam et qui embaumaient toute la maison. Je suis restée longtemps, debout, à regarder le bouquet dans la maison silencieuse, tandis qu'une nuit profonde s'installait autour de moi et sur la plaine. Puis, je suis montée dans notre chambre, je me suis assise sur le lit, j'ai entouré mes jambes de mes bras et j'ai écouté le cri déchirant de la chouette qui nichait dans notre grange.

Le vieux Billy boit de plus en plus et m'insulte de plus en plus. Les gens se détournent de moi, depuis le départ de Sam. Mes anciennes amies, les jalouses, me méprisent de n'avoir pas su garder un homme comme lui dans mon lit et je crois bien qu'elles ont raison.

Je n'ai jamais dit à Sam que l'on pouvait s'occuper de notre vie, prendre soin de notre amour. Je n'ai rien fait, je n'ai rien vu, je n'ai rien compris aux longs regards perdus qu'il posait sur l'horizon et je raconte partout qu'il va revenir, mais plus personne ne m'écoute, plus personne ne me croit. Je pleure la nuit pour en ralentir le cours, car je n'aime plus mes journées, maintenant que Sam n'est plus là pour me sourire et me prendre dans ses bras. Ce n'est pas vraiment du chagrin, seulement de la tristesse.

J'ai vendu la ferme. J'ai vendu les bêtes. J'habite maintenant dans la ville, au bord de la route, et je travaille à temps plein dans le bar, où le vieux Billy déblatère sur Sam indéfiniment.

Cela ne me gêne pas. Je sais bien que Sam ne reviendra pas et même s'il le voulait, il ne le fera pas. Le petit orphelin cachottier de ses peines, toujours prêt à se rendre indispensable, beau à force de sourire, tellement redevable d'être aimé, est parti pour ne plus jamais revenir. Il s'est offert ce que la vie n'avait pas prévu pour lui.

Le vieux Billy va mourir bientôt et les gens d'ici l'oublieront, comme ils oublieront Sam. Les filles du coin trouveront un autre gars à aimer. Quelquefois, une horde étincelante s'arrêtera dans notre ville et bouleversera quelque temps sa paisible existence puis s'éloignera et tout continuera.

Je vais toujours dans la prairie, pour cueillir des feuillages odorants que je rapporte pour parfumer le bar, où je passe la plupart de mes jours. Je continue de vivre en quelque sorte. C'est une autre vie pour moi, mais c'est aussi la même qui se poursuit, et dans cette vie, je n'ai pas le souvenir d'un seul jour où je n'ai pas aimé Sam.

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