Appoc'haitien

Moi je suis différent. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais un extraterrestre. Aujourd'hui encore, elle avait remarqué que je n'ai pas assez dormi. Ma nuit avait été cauchemardesque. Je m'étais plongé dans un petit sommeil et avais fait un rêve démoniaque. Pourquoi démoniaque? C'était plutôt infernal. Ce rêve m'a pris en tourbillon pour me plonger dans un hybridisme émotionnel et sentimental. Je n'ai pas trop envie d'en parler mais la fin de ce rêve est un espoir en gestation.

Je me tenais aux environs du Champs de Mars, écoutant la radio Zenith. Soudain, une force inexplicable m'enlevait et me plaçait sur une altitude pour observer tout le pays. Et de là, je vit que des vagues de ténèbres voilaient les yeux du pays dont visage était marqué par les empreintes de la mort qui avait fait de la belle île sa colonie. Dans les ruelles des villes de province comme dans celles de la Capitale, les murs étaient tattooés de gouttelettes de sang, un petit " adieu vie " se dessinait sur les lèvres des enfants de rue qui occupaient les poubelles à la place des ordures, car elles étaient vidées de leur donation. La circulation ne se faisait guère, la voix de tout un chacun envoya des signaux funèbres, et sur les visage des veuves, un désespoir emphatique se gravait.

Soudain, la terre se mit à trembler. Le Morne Hôpital était en éboulement. On pouvait observer, même étant de loin, les petites et grandes constructions anarchiques qui se faisaient dégringoler de la tête de la montagne vers ses pieds. Au coeur du Champs de Mars, les gens s'affolaient. Ils étaient comme des fourmis au soleil, appellant au secours. De tas de cadavres entassés, encore la présence d'aucune instance du pays pour donner assistance. Des mamans se fondirent en larmes, tenant dans leurs bras, les résidus écartelés de leurs enfants.

- Qui aurait cru qu'un tel désastre aller frapper? Encore une fois, Dieu veut vous rappeler son existence. Il a posé son petit doigt sur le pays, y voyant beaucoup trop de crimes, de rongeurs de la dignité humaine. Vous les houngans, il faut vous débarrasser de vos bêtises, car Dieu va crachoter de la colère. Ce que vous voyez maintenant n'est rien à côté de ce qui va arriver. Repentez-vous! Car le royaume des cieux est proche. Clama un pasteur, se tenant devant le local du Triomphe.

D'un seul fragment de temps, une multitude de gens s'assemblèrent devant lui, espérant qu'il pouvait faire quelque chose. Soudain, une réplique: la foule en une seule voix cria "Jésus"!

- Vous criez tous "Jésus". C'est comme si ce Jésus va venir empêcher la terre de trembler. Le tremblement de terre n'est qu'un phénomène naturel qu'on peut prévenir. Si nos dirigeants se souciaient du bien être de ce pays, ils auraient organisé des programmes de sensibilisation, en guise de prévention à ces genres de catastrophe. On aurait des constructions respectant les normes. Nous sommes un peuple oublieux. Ça fait à peine une décennie depuis qu'une catastrophe parreille a détruit la Capitale du pays, et encore, nous marchons sur les âmes de nos frères mutilés sous les décombres. Il est temps d'enlever ces voiles de l'ignorance qui nous empêchent d'avancer. Cria un étudiant de la Faculté d'Ethnologie, s'asseyant sur la place de Jean Jacques Dessalines.

Un vieillard m'approcha et me toucha l'épaule. Ses yeux s'emplissaient de colère et de remord, et les bras engourdis. Il avait les jambes vibrantes de faiblesse. Portant une chemise bleue au col déchiré, il voulait me dire une parole, mais il était vidé de toute sa force. Il étendit la main et fit un signe pour m'attirer l'attention vers le ciel gris.

Je levai la tête, et je vis sur les sommets du morne la Selle, se dressèrent douze sièges autour d'un piédestal. Des hommes aux barbes blanches avec l'air prétentieux s'y asseyaient et j'entendit le son d'une voix comme un coup de tonerre dans les gorges de la Ravine à couleuvre qui cria:

- votre heure a sonné! C'est maintenant le jugement éternel. Je vais vous abreuver de malheur.

Toute la nation haïtienne se tint devant eux, attendant leurs sentences. C'est alors que se leva une jeune fille possédée par l'esprit de Papa Legba, debout devant les sièges du jugement, et prit la parole en ces mots:

-le feu et le sang ont été témoins de la naissance de cette nation. La misère en a été la tuteure puisque son père a été assassiné deux ans seulement après sa naissance. Nous avons tutoyé les maladies et la mort le long de notre existence. Chaque coin de nos villes a été une projection infernal. Entre nous et la faim, c'était l'union parfaite. Nos yeux ont vu le trépas de nos frères et l'agonie de nos soeurs. Lorsque la mer était assoiffée de naufrage, les corps de nos acolytes en fugue vers des espoirs incertains lui étanchaient la soif. Qu-est-ce que votre enfer comparé au nôtre? S'agira-t-il d'un allongement de nos douleurs? Puisque nous avons toujours été des exilés du bonheur.

Une enfant de douze ans se leva, une enfant aveugle de naissance. Elle avait attrappé du gaz lacrymogène sur le Champs de Mars alors que sa mère revenait de chez des soeurs quémander. Elle prit la parole avec une voix sèche, divisée en séquelles funèbres et dit:

- voulez-vous juger les gens de mon pays? Pourquoi? Ne connaissez-vous pas la définition de ma terre? Voulez- vous que je raconte comment par faute de mots appropriés, nous ne pouvons utiliser que des mots sans étymologie pour parler de ma terre de sang et de feu, là où nous sommes allongés sur le lit de la misère qui nous cajole la raison? Voulez-vous que je vous raconte que je suis née sans aucune dignité, au bord de la rue, devant les portes de l'Hôpital Général, où les passants me regardaient poser les pieds sur le sol et me souhaitaient bon courage? J'ai vécu des moments où ma mère me chuchotait des mots d'espoir pour appaiser ma faim. Vous voyez ma couleur, un peu métisse? Je suis fille d'un soldat de la MINUSTAH qui, dans les bases à la Cité Soleil partageait des bonbons chocolat périmés avec ma mère et profitait de sa chair.

L'ancêtre s'enflamma alors de colère et cria:
- qu'on les jette dans l'étang de feu et qu'ils brûlent éternellement!

Je vit une armée qui s'éleva pour exécuter ses ordres. Et du coup, les douze vieux se levèrent, le visage attristés, et se mirent à parler dans une langue que personne ne comprenait. L'un d'entre eux, dans un Créole basilectal haïtien, prit la parole:

- que veut dire justice si l'on punit ceux qui le sont déjà? Nous voici, les mains vides, ayant abandonné nos femmes et enfants pour suivre ton fils, se proclamant, lui et toi, être amour de nature. Où est donc passée cette nature? Serais-tu par hazard de nature malléable comme les hommes que tu as créés? Ne serait-ce pas injuste de punir ces opprimés, démunis? Cette nation n'a connu que peine et misère. As-tu asphyxié ta miséricorde? S'il faut que l'un d'entre eux aille dans cet étang de feu, nous t'abandonnerons tous et ferons solidarité avec eux pour partager leur souffrance.

D'un instant, le visage divin devint d'une teinture très pâle et se noyait dans un océan de larmes. Le fils s'approcha et fit souffler un doux vent pour sécher les larmes de Dieu. Les deux se regardaient et sourirent. Le père prit une pierre sur le Morne la Selle et écrit: " moi, Dieu artisan de la vie, je jure de ne plus jamais vouloir désirer le malheur de ce peuple, ni celui des autres peuples du monde".