Aller-retour

Toute histoire commence un jour, quelque part. Selon l’endroit, elle peut rencontrer des cœurs qui renferment les convictions, la vision que l’on croyait être seul à porter ; à nourrir. La mienne prend ses racines sur la terre des hommes intègres, le Burkina Faso.

Moi, travailler au-delà des frontières de mon pays, est ce que j’ai toujours voulu. « Rêve toujours! », me répliquait mon ami Honoré, à chaque fois que j’en parlais. Il réagissait ainsi, non seulement pour me narguer mais aussi et surtout pour me manifester son hostilité à l’endroit des projets de ce genre. Pour lui, c’est antipatriotique de réfléchir et d’agir de la sorte ; « quel manque d’amour pour la mère patrie !» rechignait-il. J’ai beau lui dire que ce n’était pas le cas, que je ne fuis pas ma responsabilité de citoyen bâtisseur et que je n’ai pas l’intention de tourner le dos aux miens, mais rien à faire : il demeure inflexible sur sa position en ces termes : « C’est toujours ce que disent les gens avant leur départ. Mais une fois partis, ils avalent rapidement, et je dirais même avec plaisir, les propos qu’ils ont tenus ». J’aurais voulu qu’il soit en erreur sur toute la ligne, mais hélas! Mes arguments tombent face aux multiples exemples qu’il ne manque d’ailleurs pas de citer sur un ton d’amertume et de rage. Je le comprenais bien aisément, mais moi, me disais-je, je ferai l’exception car il le faut pour ne pas peindre en noir les deux faces de la médaille. Le visage de mon continent, avec tous ces aventuriers suicidaires, ne m’aidait pas du tout à le convaincre. Mais moi, je me le répétais sans cesse, je dois faire l’exception !

Pour arriver à mes fins, je me suis très vite mis au travail depuis le lycée dans le but de décrocher une bourse internationale. Je me disais que suivre des études à l’extérieur était un premier pas vers mon rêve, grâce au caractère international des diplômes que j’allais obtenir. Ce désir ardent m’a imposé d’énormes efforts, qui n’ont malheureusement pas été récompensés à leur juste valeur. Malgré la mention « très bien » obtenue au baccalauréat série A4, je n’ai pu obtenir que la bourse nationale; ma demande de bourse étrangère n’ayant pas abouti à la grande surprise de mes amis et de ma famille. Que pouvais-je faire, à part réorganiser mes projets pour l’avenir? Je n’ai pas eu ce qu’on appelle la "chance" dans mon pays; celle d’être issu d’une famille nantie ou ayant des « bras longs » pour parler des relations avec les personnes haut placées. Les miens -mes bras- ont été trop courts pour obtenir ce que je méritais plus que d’autres bénéficiaires dont les moyennes étaient inférieures à la mienne. Les monstres du favoritisme et de la corruption ont dévoré, sans une goutte de pitié, mon honnêteté et mon mérite. Alors, j’ai compris que cela ne changera pas de sitôt et que je devais faire encore plus pour réaliser mon ambition. Déçu mais non résigné, j’ai entrepris dès ma première année d’études en sociologie, de suivre parallèlement des cours en ligne et à distance dans les domaines de la linguistique, de la communication et du développement. N’eut été cette présence d’esprit, qui m’a permis d’obtenir des diplômes internationaux, je n’aurais pas saisi l’opportunité que j’ai eue; je l’aurais vu en tout sauf une opportunité. Je me souviens encore de ce beau jour où, dans la soirée, je me suis rendu chez mon cher ami Honoré, pour lui annoncer mon prochain départ pour le Canada.
- Enfin, mon frère –comme j’aime à l’appeler affectueusement– mon rêve devient réalité!
- De quoi parles-tu? me demanda Honoré. Arrête de crier ainsi et permets-moi de te comprendre, a-t-il ajouté.
- Mon rêve se réalise, te dis-je. Dans dix jours! rien que dix jours!
- Quel rêve? sois précis s’il te plaît; je ne suis pas d’humeur ce soir!
- D’accord. Je viens de recevoir un courrier d’une ONG « Action-Solidarité Internationale » (ASI), que j’ai découverte sur internet et dont le siège est au Québec.
- Et...?
- Je suis retenu comme Chargé de programmes/Afrique à l’équipe internationale. J’ai postulé suite à l’annonce faite sur leur site.
- Sur internet! Et tu y crois? N’as-tu pas pensé aux arnaques? Je parie que c’en est une. Après t’avoir convaincu, on te demandera une contribution financière pour valider ton admission, établir un document; ensuite, ils vont te....
- Mon frère, tu te trompes! l’ai-je interrompu. Tout est réglé et je n’ai plus qu’à préparer mon voyage. Dans l’enveloppe se trouvent mon billet d’avion et une lettre que je dois présenter à l’Ambassade pour remplir les autres formalités.

Je comprenais bien son inquiétude car, bien de gens –pas seulement des jeunes- ont payé les frais de leur naïveté après des prétendues opportunités qui n’étaient que des appâts de réseaux d’arnaqueurs bien tissés. Moi, j’ai pris le soin de vérifier tous les paramètres et il n’y avait aucune arnaque et c’est ce que j’essayais de lui faire comprendre.

Alors, mes explications, sans mot dire, il s’est assis, l’air perdu mais tout de même convaincu par mes propos. Il n’a pas eu besoin de me parler pour que je le comprenne. Il avait toujours en tête cette idée qu’il s’était fait à propos des migrants. Son visage exprimait la confusion entre joie de mon admission et tristesse de mon départ sans espoir de retour, ou pas avant un long temps. J’étais son meilleur et seul vrai ami; je savais donc le vide affectif que mon départ créait, surtout qu’il reste persuadé que je ferai comme les autres. Lui prouver le contraire est, dès lors, devenu pour moi une raison de plus pour relever le défi de faire l’exception. Après une demi-heure d’échanges à peine, j’ai pris congé de lui, car je n’étais venu que pour l’informer comme le ferait tout bon ami dans ma situation. C’est dans cet imbroglio qu’on s’est quitté ce jour-là. « N’oublie pas d’où tu viens; ne te laisse ni transformer ni absorber par la vie que tu y trouveras, car, on n’est jamais mieux ailleurs que chez soi », a-t-il dit, âme en peine, avant de refermer la porte tout en me souhaitant bonne chance et du courage.

Dix-huit mois; c’est le temps qu’il m’a fallu pour m’intégrer socialement et professionnellement depuis mon arrivée au Canada. La différence de culture et la complexité de mon poste ont bien torturé mon pauvre esprit d’aventurier non aguerri. J’ai dû faire un stage préparatoire avant de regagner mon poste, ce qui m’a facilité la tâche. Le temps s’est égrainé comme à son habitude, plus rapidement que je n’aurais pu l’imaginer. Homme engagé dans la société civile que j’étais dans mon pays, c’est tout naturellement que je me suis retrouvé dans le mouvement des « activistes pour les droits politiques des migrants africains ». Militant de la section Afrique de l’Ouest Francophone, je me suis investi sans réserve dans la quête de l’exercice du droit de vote de mes compatriotes, exclus depuis longtemps des échéances électorales. Cette année-là, la deuxième après mon arrivée, le monde était rivé sur la présidentielle qui allait avoir lieu dans mon pays, dans climat politique et social qui portait tous les germes des conflits post-électoraux que l’Afrique a connus. Ce serait, disait-on, un tournant historique dans la vie politique de mon Faso. Rien que pour la réalité de ces différentes analyses, je ne voulais pas rester spectateur de l’histoire, potentiellement sombre, qui allait s’écrire. Citoyen engagé et bâtisseur, il fallait pour moi que ce soit également un pan décisif dans la participation de nos compatriotes migrants à la vie politique de notre cher pays. En réponse aux difficultés soulevées par nos autorités, pour justifier notre exclusion "involontaire" des échéances électorales, nous n’avons pas tari de mobilisation lors des incessants meetings et sit-in devant nos représentations diplomatique et consulaire. Le glas du mutisme et de l’inertie face à cette injustice avait sonné. Notre détermination a eu raison de l’impassibilité révoltante de nos autorités politiques et diplomatiques. Pour la première fois, nos ressortissants allaient prendre part à une élection, et pas des moindres, depuis leur migration. La création d’une commission permanente chargée de dresser et d’actualiser la liste des électeurs potentiels, même en dehors des périodes pré-électorales, une campagne de sensibilisation pour intéresser et interpeller nos ressortissants, la mise en place d’une équipe de suivi et d’application des résolutions; voici entre autres les propositions que nous avons faites et dont la mise en œuvre a été garantie par le gouvernement et la Commission électorale nationale. La participation des migrants cette année-là, ne pouvait passée inaperçue à cette échéance dont l’issue a été sans embrouille ni conflits contrairement à ce que laissait pressentir l’atmosphère préexistante dans notre société. Cela prit aussi à contre-pied tous ses "experts" apôtres des analyses macabres sur l’Afrique surtout quand il s’agit de tensions politiques. Que j’étais heureux et fier de moi, pour cet acquis et pour la paix sociale qui n’était pas du tout espérée selon les discours qui fusaient!

L’actualité quotidienne de mon pays n’avait pas changé jusqu’alors. Elle entretenait toujours le champ lexical de la souffrance, la pauvreté et de la misère de la population. Je suivais avec mélancolie et rage cette actualité que j’ai toujours critiquée sans avoir jamais pu agir concrètement. Avec l’ONG « Action-Solidarité Internationale », je pouvais enfin essayer d’activer la volonté politique que je trouvais assez souffrante, comme dans bien de pays africains, pour sortir les populations de la pauvreté et de la misère ambiantes et notoires. En tant que Chargé de programmes, je devais identifier les pays dont les réalités sociales, bien qu’interpellatrices, ne rencontrent pas l’écho escompté des gouvernants. Plusieurs rapports sur la vie des ménages, issus d’enquêtes que j’ai dirigées dans mon pays, ont été envoyés au gouvernement, à l’Ambassade et à l’Union Africaine. Je voulais susciter une action nationale que A.S.I pouvait accompagner financièrement en tant que structure œuvrant dans le domaine du développement et de l’entraide sociale. La mise en œuvre d’une quinzaine de projets provinciaux de développement, la création de centres d’apprentissage de métiers, sont les résultats du soutien dont a bénéficié mon pays pour l’exécution du Programme National de Réduction de la Pauvreté (PNRP), élaboré sous ma direction. La vie politique n’étant pas que l’apanage des institutions politiques et des hommes politiques, la société civile a été sollicitée pour la mise en œuvre de ce programme commun pour le bien-être des populations les plus nécessiteuses. Les remous sociaux, dus en grande partie à la passivité politique, ont diminué depuis lors, et l’ONG s’est dite satisfaite des résultats obtenus de cette première expérience en Afrique. En cinq ans, A.S.I. a grandi et s’est implantée dans plusieurs pays africains. Après cinq ans de service pleinement accompli et apprécié à sa juste valeur par mes responsables, je retourne au bercail; ce bercail que j’avais quitté mais que j’avais bien loti dans mon cœur.

Il était environ 11h quand l’avion a atterri. Je n’oublierai jamais cette chaleur familiale qui m’a accueilli à ma descente, et l’immense joie que j’ai eue au cœur en revoyant ce paysage qui m’avait tant manqué. Loin d’avoir été dépaysé, je me suis rendu dans la soirée, sans grande peine, chez mon ami, Honoré, pour lui faire la surprise. Je ne lui avais pas annoncé mon retour.
Y a-t-il quelqu’un?, ai-je demandé après avoir tapé la porte. Quand il m’ouvrit, avant qu’il ne lâchât un mot, je lui dis : « je n’ai pas oublié d’où je viens; je ne me suis ni laissé transformer ni absorber par la vie que j’y ai trouvée, car, je ne serai jamais mieux ailleurs que chez moi ». Il a compris que ces derniers mots qu’il m’a adressés, il y a cinq ans, sont restés en moi. Il est resté désarmé par mes propos, surpris mais surtout très heureux de me revoir.
Pour ne pas qu’il se fasse du mauvais sang, en croyant que j’ai été remercié, je l’informai, avant qu’on entame les échanges, de la raison de mon retour. J’étais revenu au pays pour l’implantation du siège/Afrique de ASI dont j’allais avoir la direction comme Coordinateur ASI/Afrique. Quelle ne fut sa joie en l’apprenant!

« Je suis fier de t’avoir comme ami...comme frère même. Si seulement tous nos ressortissants pouvaient suivre ton exemple! », m’a-t-il confessé avant de commencer la discussion la plus longue de notre histoire humaine. Cette nuit-là, de tout et de rien nous avons parlé, allant des projets personnels aux problèmes professionnels en passant par la vie à l’Occident et ses différences d’avec nos réalités, sans oublier les craintes et les espoirs des jeunes que nous sommes pour notre pays et notre Afrique. Le temps est passé si vite, tellement vite que, surpris, nous l’avons été par l’aube!

La vie qui m’attendait dans mon nouveau poste, en terre africaine, chez moi, réservait bien de surprises qui allaient rendre plus difficile que je ne le pensais, cette mission que j’avais acceptée à cœur joie lorsqu’on me la confiait. Le problème migratoire était la plaie je devais soigner imparablement face à la désespérance d’une jeunesse en manque de repères à qui le système socio-politique n’offrait de voir que le pessimisme à l’horizon.
Mais cette histoire, comme toute autre, est une histoire qui a commencé quelque part en Afrique, dans un pays autre que le mien...