Afrikia

Toute histoire commence un jour, quelque part, parfois par une vision, un sursaut de conscience, un espoir. Celle de Afrikia commence sur une colline située à Ouakam que ni lui encore moins ses parents ne voyaient. Il y pleuvait abondamment avec un vent violent venant de tous les sens et les secouant constamment. Malgré cela, le père a toujours trouvé la force de retenir sa femme avec une main et d’élever son fils avec l’autre. En effet, Afrikia était assis sur le biceps de son père scrutant dans le noir. Mais que voulait-il voir ? D’ailleurs comment pouvait-il voir quoi que ce soit alors que jamais le soleil ne s’y levait. Et pourtant, ce jour-là, Afrikia aperçut quelque chose au loin et avec enthousiasme il s’écria :
- Père, mère voyez-vous ce que je vois ? demanda vivement Afrikia.
- Que vois-tu donc bout d’homme ? répliqua le père.
- Regardez père là-bas là-bas là-bas...
Il pointa du doigt la direction d’où émanait ce qu’il voyait. Il insista :
- Ne pouvez-vous donc pas voir et sentir cette chose là-bas à l’horizon ? cria-t-il.
Son père le rabroua :
- Afrikia arrête de dire des sottises. Comment peux-tu voir ce que ton père n’a pas vu ?
- Pourtant je vois clairement père. Et vous mère voyez-vous ?
La mère de Afrikia n’eut pas le temps de placer mot que son mari se mit en colère et gronda leur enfant :
- Mon fils, ta mère ne pourrait voir autre chose que ce que je l’aurai aidée à voir. Et je ne vois rien parce qu’il n’y a rien à voir alors arrête de raconter des fariboles et tiens-toi tranquille.
- Mais père... recommença Afrikia
- Mon fils je ne tolèrerai pas que tu me contredises. Ça suffit ! Voudrais-tu être un vulgaire garnement qui fait fi de la sagesse des aînés ?
- Non père, dit Afrikia, mais....
- Il n’y a pas de « mais » mon enfant et je considère cette discussion terminée. Je ne veux plus t’entendre.
Afrikia se tut. Cependant il ne put s’empêcher de regarder cette chose qu’il ne pouvait nommer et qu’il n’arrivait pas à décrire. Tout ce qui l’entourait était noir sauf cette chose au loin. S’approchait-elle ou s’éloignait-t-elle ? Il ne savait pas. Mais c’est comme s’il avait la conviction qu’une nouvelle histoire commence aujourd’hui, ici, et que probablement cette chose était le déclencheur. Il avait peur de reparler pour ne pas mettre en mal l’autorité de son père, alors il continuait à pointer du doigt espérant que ses parents puissent eux aussi voir. Mais leur attitude resta inchangée. Il se retourna vers eux et, dans le noir, les observa plus attentivement : son père maintenait sa mère derrière et ils étaient tous les deux... aveugles. Ils fixaient pitoyablement le ciel implorant, peut-être, silencieusement, la providence.
C’est ainsi que Afrikia se rendit compte que la nuit dans laquelle ses parents avaient vécu toute leur vie les a empêchés de jouir de leur vue et donc de voir ce qu’il voyait là-bas au loin. Au même moment, il sut que s’il restait sans rien faire, ses parents allaient mourir avant même de connaître à quoi ressemblait leur enfant et pire, lui-même serait probablement bientôt englouti dans cette pénombre.
Il lui fallait donc changer le cours des choses. Mais pour cela il devrait d’abord se libérer du joug de son père qui le tenait vigoureusement. Or, il n’avait plus le droit de parler et son père ne pouvait pas voir ce qu’il voyait. Alors il se résolut à pousser le bras du père pour enlever l’étreinte. Celui-ci s’en aperçut mais ne dit mot. Afrikia continua son effort mais plus il luttait contre son père, plus il ressentait un déchirement dans son cœur. Il était conscient de la gravité de son acte. Mais il le fallait car il voit, là-bas au loin, un espoir qu’il est engagé à aller chercher.
Le père, agacé par le comportement de son fils s’écria :
- Que manigances-tu donc Afrikia ? Oublies-tu que je te porte en plus de tenir ta mère ? Je commence à être fatigué de tes singeries. Tiens-toi coi et ne m’oblige pas à te bastonner.
Le père de Afrikia resserra son bras pour mieux maîtriser les débordements de son fils. Ce dernier se tourna une nouvelle fois vers la direction d’où émanait ce qu’il voyait. Plus il regardait, plus il était attiré et il se résolut à aller à sa rencontre.
Il porta encore un profond regard sur ses parents. Ces derniers en plus d’être aveugles étaient presque nus. Seuls des rouleaux de pagne les servaient de cache-sexe. Chez son père, il nota toujours cette même fierté, cette même cupidité, ce même narcissisme qu’il lui a longtemps connu. Une couronne qu’il portait fièrement sur sa tête lui donnait l’illusion d’être puissant et sage. En réalité Afrikia n’y voyait qu’aliénation et aberration.
Quant à sa mère, Afrikia sentit une profonde tristesse l’envahir en la regardant. Son visage exprimait un silence lourd, bruyant. Afrikia ne saisissait pas tout le sens du discours de la face de sa mère mais s’y lisait de la douleur, de la fatigue, de l’humiliation. Ses yeux brillaient de toutes les larmes retenues. Son être était rempli de blessures vraies, un immense néant fait de privations, de résignation et de tous les arrachements. Mais malgré tout cela une lueur d’espoir pétillait toujours dans ses yeux.
« Peut-être que ses yeux d’aveugle avaient vus ce qu’il voyait. » se dit Afrikia.
En regardant sa mère avec ce corps desséché, cet esprit emprisonné et cette âme vivotante, Afrikia sentit son corps bouillir de l’intérieur. Ses muscles d’enfant saillirent et il trouva dans son for intérieur une force qu’il ne s’imaginait pas. Il regarda son père et dit d’une voix basse et irritée :
- Père je m’en vais !
Son père rit jaune et en serrant son fils encore plus fort, il lui lança :
- Où vas-tu aller sale petit gredin ? Tu n’es qu’un incapable et un vilain ingrat. Tu n’iras nulle part vulgaire ver de terre !
Afrikia jeta un coup d’œil sur ce qu’il avait vu et la chose devenait de plus en plus luisante et semblait se rapprocher en bas de la colline. D’une voix tremblante mais avec une allure fière et déterminée, il répéta :
- Père je m’en vais !
Aussitôt dit, Afrikia mobilisa toute son énergie et commença à se débattre. Il poussa, frappa et mordit sauvagement son père. Il le faisait en pleurant mais il le faisait quand même. Son père essayait de le maîtriser sans y parvenir. Il hurla de douleur en maudissant Afrikia mais rien n’y fit.
Afrikia était résolu à se libérer, à vivre, à rêver.
Finalement, son père ne put résister à sa hargne. Il était irrité et désorienté. Il sentait son cœur faillir. Son unique fils, son sang, l’abandonnait. Comment est-ce possible ?
Afrikia se débattait toujours, en pleurant. Il sentit son père faiblir et il poussa une nouvelle fois de toutes ses forces le bras de son père qui le tenait toujours en hauteur. Exprimant son désarroi par un fort cri, son père céda. Afrikia se libéra et tomba brutalement sur le sol.
La chute fût tellement violente qu’il tomba la tête la première. Il essaya de se relever mais n’y parvint pas. Il sentit un écoulement sur son visage. C’était son sang. De la main, il ausculta sa tête. Une profonde blessure s’y était ouverte et Afrikia avait maintenant très mal. Une douleur qu’il oublia très rapidement car là-bas, en bas de la colline, il apercevait dans le noir omniprésent, cette lueur persistante de la chose qu’il voulait aller trouver.
Il s’approcha de sa mère et près d’elle, il retrouva un peu de force pour se relever. Mais il vacilla une nouvelle fois. Il voulut prendre appui sur sa mère, en vain. La douleur le tenaillait de plus en plus et il sombrait dans l’obscurité de cette abominable nuit. En tournoyant il jeta un coup d’œil en bas.
- Maman, la chose... commença-t-il à balbutier en tirant sur le pagne de sa mère pour attirer son attention.
Avant de terminer, ses forces l’abandonnèrent et Afrikia retomba sur le sol. Serrant fortement le pagne, ayant très mal à la tête, las, il commença à rouler du haut de la colline. Il était incapable d’exercer une quelconque manœuvre pour inverser son sort.
Le voilà projeté avec violence au bas de la colline. Il souffrait de lacérations, de courbatures induites par la chute. Mais il tenait toujours le pagne. Il souffrait de partout. Il commença à regretter sa conduite envers son père. Et sa mère ? Ne subirait-elle pas le courroux de son mari ?
A ses sombres pensées, Afrikia retrouva l’espoir car tout près de lui se trouvait la chose qui luisait. Est-ce lui qui l’avait trouvée ou l’inverse ? En tout cas, elle était à quelques mètres de lui plus brillante que jamais. Il s’approcha lentement, sûrement. Afrikia était émerveillé par ce qu’il voyait. Dans le noir profond de cette nuit persistante, il y avait là, à portée de main, une magnifique pierre de diamant qui brillait de mille feux. Elle était magnifique. A sa vue, le cœur de Afrikia s’emplit d’une joie indescriptible et d’un fort sentiment d’invincibilité. Il souffrait physiquement mais il était épanoui. Il tint vigoureusement la pierre de diamant et celle-ci illumina tout son corps. Il se vit plus clairement. Il admira longuement sa souffrance et sa beauté. Soudainement, une tension exercée sur sa main et le poussant vers le haut le ramena à la réalité. C’était le pagne de sa mère. Elle, son espoir, l’appelait.
Tenant son nouveau cordon ombilical d’une main et le diamant de l’autre, il décida de remonter la pente de la colline pour retrouver ses parents. Ils seraient fous de joie. Peut-être. Il avait hâte de leur montrer sa trouvaille et surtout de prouver à son père qu’il avait raison d’agir comme il l’a fait. Son père le pardonnera alors. Peut-être.
Le diamant dissipé la nuit petit à petit. Il voyait clairement ce qui l’entourait. D’abord de l’eau, beaucoup d’eau, ensuite de la verdure à perte de vue et toujours le diamant qui le revigorait continuellement. Afrikia se leva et, plus confiant que jamais, se dirigea vers la colline. En s’approchant, la fluorescence du diamant sublima sa vue : la colline sur laquelle était installé sa famille est en... or ! Comment toute cette pauvreté a pu exister au-dessus d’une telle richesse ? se demanda Afrikia. Pourquoi ses parents n’ont jamais vu ça ? Est-ce parce qu’ils n’avaient pas une pierre de diamant ?
Autant de questions sans réponses se bousculaient dans sa tête. Il accéléra le pas afin de gravir rapidement la colline. Sa mère, son espoir, l’appelait.
Il mobilisa ses forces, tituba mais avança. Il oublia le trou sur sa tête malgré la douleur. Et le voilà en train d’escalader la colline d’or. Chaque pas le rendait plus gai le motivant à continuer.
Cependant, au moment où il se croyait inarrêtable, une puissante force surgit des ténèbres, le saisit vigoureusement au cou et le projeta en bas, au loin. Qu’était-ce ? Afrikia ne savait pas. D’ailleurs il ne chercha même pas à comprendre. Toujours aussi euphorique, il se releva et repris la montée. Il est grand. Il est fort. Il est beau. Rien ne l’empêchera de briller. Et le diamant était toujours dans sa main pour le rassurer.
Il progressa encore plus dans sa lancée et plus il gravissait la colline, plus le diamant brillait et la noirceur de la nuit s’estompait. Sa vue s’éclaircissait. Il fit une pause. Ce qu’il voyait était magnifique, imprenable. Il sourit, commença à contempler mais la force obscure, plus forte encore, revint, le plia en deux, le souleva très haut et le balança plus loin que précédemment.
Cette fois-ci Afrikia eut très peur. Qu’est-ce qui l’empêchait d’avancer ? D’aller retrouver sa mère ? Pourquoi ne voyait-il pas son ennemi ? Pourquoi cet acharnement contre sa personne ? Va-t-il faire un travail de Sisyphe ?
Non ! Il ne va jamais se résigner, jamais abandonner, jamais fuir. Il vivra. Il rêvera. Il ira retrouver sa mère. Il sentait plus intensément la tension qu’exerçait le pagne. Sa mère, son espoir, l’appelait.
Souffrant le martyr, à cause du trou sur sa tête et de tous les stigmates sur son corps, Afrikia se releva. Le pagne l’attira davantage et une lumière plus vive se dégagea du diamant déchirant le voile de la nuit. Afrikia comprit que le diamant était son arme, son bouclier. Il le pressa délicatement et, le pagne comme guide, amorça son ascension de façon fulgurante tout en scrutant le moindre danger. Cette fois-ci Afrikia s’agrippa au pagne. Il sentait toujours les effets de la force invisible qui l’a malmené à deux reprises mais elle s’était amoindrie. Afrikia dévalait la colline. Il ventait toujours rendant la tâche difficile et périlleuse. La douleur était plus intense et une petite voix commençait à surgir de son être pour le convaincre de la stérilité de ses efforts. Il savoura la douleur pour narguer cette dernière et avança, plus déterminé. La montée de la colline d’or commença à lui être plaisante. Il avait le diamant et il s’appuyait sur le pagne. Sa mère, son espoir, l’appelait.
C’est ainsi qu’il avança en ne pensant qu’à elle, à la joie qu’elle éprouverait à son retour. Elle s’émerveillerait à la vue du diamant et elle serait fière de lui. Ragaillardi, le cœur léger, ces pensées permirent à Afrikia d’atteindre le sommet de la colline et il scruta l’horizon à la recherche de ses parents. Ces derniers n’étaient plus debout. Il utilisa la lueur du diamant et il vit sa mère allongé près de son père. Il courut vers eux. Son père agonisait en silence. Afrikia observa son père et comprit que la morsure s’était infectée. Il culpabilisa et entre deux sanglots il dit en montrant le diamant :
- Père regarde, j’ai trouvé la chose qui brillait.
Son père jeta un triste regard sur son fils, sourit et s’éteignit. C’est seulement sur ces entrefaites que Afrikia sentit tout le poids de la fatigue, l’intensité de la douleur et les sacrifices consenties. Il lâcha le diamant et sentit son cœur faillir. Il était en train de mourir à son tour.
Instinctivement, sa mère prit le diamant et le plaça dans le trou sur sa tête. Elle ne pleura pas. Elle s’approcha de son fils, le serra fort contre elle, l’embrassa sur le front tout en chantant. Elle resta longtemps ainsi au chevet de son enfant qui s’apaisa et reprit ses esprits. Il n’avait plus mal. Il brillait de tout son être.
Sa mère, souriante, lui dit :
- Afrikia, le soleil s’est enfin levé.
Effectivement, Afrikia constata que la pluie avait cessée, le vent s’était estompé et que l’aube est là. Il se leva prestement, regarda aussi loin que possible et se désola de ne voir que des collines d’or englouties dans le noir dont le sommet est occupé par des aveugles.
- Mère nous devons aller les sauver, dit doucement Afrikia.
Afrikia s’était exprimé avec tellement de sagesse et d’émotions que sa mère en eut les larmes aux yeux avant de lui demander :
- Mon enfant que pouvons-nous bien faire ?
- Leur apporter de l’espoir en l’humanité mère, dit Afrikia, de l’espoir !
Une nouvelle histoire commence aujourd'hui avec Afrikia, libéré du fanatisme, du fatalisme et de tous les maux qui ne sauraient être soignés par des mots.
Penser à panser toutes les plaies béantes qui gangrènent notre société, il le doit, il le faut.
Telle est la mission de la jeunesse, ce Monument de la Renaissance Africaine !