À qui la faute?

Toute histoire commence un jour, quelque part. Depuis l’enfance, nous étions attirées par Dieu parce qu’il est notre créateur. Même si tu ne mettais pas des mots sur toutes tes pensées et tous tes sentiments quand nous le prions Anne ; toi, tu croyais qu’il était attentif à ce que nous faisions; et qu’il comprenait aussi pourquoi nous le faisions. Pourtant, moi, je ne me sentais pas proche de lui. Je pensais qu’il m’observait tout en restant à distance. Je ne croyais pas qu’il me détestait, mais je doutais fort qu’il se souciait de nous. Je connaissais des échecs répétitifs, notre famille vivait un drame après l’autre, et on aurait dit que Dieu ne faisait rien pour nous aider.
Persuadée de ce qu’il n’y ait qu’un seul Dieu Tout-puissant, je ne cessais de me demander s’il se souciait réellement de moi ? Je me disais tout le temps qu’il ne m’aimait pas et qu’il refusait de répondre à mes prières ! Tantôt, je pensais qu’il m’ignorait parce que je n’avais pas d’importance ou qu’il me punissait. Parfois, j’avais ce sentiment que la vraie vie allait bientôt commencer pour moi. Et il y avait toujours des obstacles à franchir en chemin : quelque chose d’inachevée, une affaire qui requerrait mon attention, des dettes à solder...Ensuite, je pourrais être heureuse. Les années passant, l’impression que Dieu m’avait abandonnée s’amplifiait. Je n’arrivais pas à contrôler mes émotions. Ça faisait quasiment six ans que mon mémoire trainait, un an que mémé n’était plus, quatre mois que mon copain et moi avions rompu. Trente ans déjà, je n’étais admise à aucun des concours présentés. Sans bambin, au chômage, vivant encore dans la maison familiale, je restais sous le joug parental. Et cette colère de l’attente et cette perte des êtres chers me rendaient impuissante. La tristesse, la honte, la faible estime de moi, l’anxiété, l’insatisfaction, l’isolement, la fatigue et le découragement m’envahissaient. Ces sentiments forts désagréables qui sont d’une durée et d’une intensité variable, survenaient presque toujours quand je fermais les yeux le soir ; ou que je tombais sur des camarades de promotion qui pour certains avaient évolués, pour d’autres étaient parents et exerçaient déjà. Jusqu’à quand me fallait-il crier à son secours ? Jusqu’à quand l’appellerais-je à l’aide pour qu’il intervienne contre cette injustice dont j’étais victime ? Nombreux d’entre eux, avaient soutenu un an, deux ans après l’entrée en Master 2. Moi, restant dans l’expectative, j’essayais de vivre un jour à la fois, d’aller à mon rythme, de me souvenir que la souffrance ne sera pas toujours aussi vive. Mais en attendant, que pouvais-je faire pour atténuer ce mal qui me rongeait, et l’empêcher de perdurer?
Quoique les phases de souffrance aigüe étaient devenues de moins en moins intenses, depuis le départ de la fac, l’affectation des parents, l’obtention d’un p’tit job en campagne de l’Ouest ; elles réapparaissaient quand certains souvenirs refaisaient soudainement surface. Parfois à des moments précis, comme à l’annonce de la programmation du passage d’un ami ou d’une camarade. Avec le temps, enclin à mon travail, je feignais de retrouver un certain équilibre émotionnel, ce qui me permettait de gérer quelque peu mes activités quotidiennes. Et même si mes parents me soutenaient, c’était très difficile de les entendre se plaindre souvent que j’étais pleinement fautive du retard accusé. Surtout de les voir me comparer aux enfants de leurs amis ou collègues, qui selon eux, avaient réussi. Bien que ce fusse très dur de les écouter, que cela m’irritait énormément, deux questions se bousculaient dans mon esprit : s’ils y étaient parvenus, pourquoi pas moi ? Qu’avaient-ils de plus que moi ? Intérieurement, je comprenais que la vie devait continuer. Cependant, je n’avais pas l’envie, ni même la patience d’affronter tout ça. La présence des autres me mettait la plupart du temps mal à l’aise. Et les conversations où l’on évoquait également avec nostalgie le temps qui s’était écoulé depuis l’obtention de mon baccalauréat. Certains jours, dans ce lieu où notre passion s’était embrasée, assise sur un banc public, le chapeau vissé sur la tête, je scrutais sans cesse l’horizon. Chaque couple me rappelait ma relation d’avec Jean-Pierre. Et avec cette image, affluaient le passé, la tristesse. Les larmes déferlaient sur mon visage tel un flot de vagues sauvages.
Des changements d’appétit et de poids ainsi que des troubles de sommeil étaient devenus fréquents. En plein milieu de la nuit, il m’arrivait parfois de pleurer en sourdine alors que tous étaient profondément endormis. Cela devint presque une habitude l’année où je présentai successivement trois concours et n’obtins aucun. Toutes les nuits, à la même heure, je me réveillais en pensant à l’instant présent et n’apercevais aucune lueur pour mon futur. Peut-être trop sceptique ou pessimiste étais-je ! Mais c’est ce que je ressentais. Des fois, il m’arrivait d’être en colère contre mon encadreur parce qu’il ne faisait rien pour me libérer. Ensuite, d’haïr mon ex parce qu’il m’avait quittée. Enfin, je m’en voulais à moi-même : en fait, je me sentais nulle! Je discutais avec des gens et je m’apercevais que j’avais l’esprit ailleurs ! Ça chevauchait dans ma tête : les évènements liés à ma rupture d’avec JP, ainsi que la mort de ma grand-mère dans un incendie, défilaient sous mes yeux. Mes relations pas sereines avec ma mère m’avaient beaucoup rapprochée de la mère de JP. Aussi, quand tout est fini, une partie de mon monde s’est effondré. J’ai eu besoin de garder un lien avec elle pour tenir le coup. Parce que nous nous entendions bien et qu’elle n’avait pas de fille; nous sommes restées amies. Pendant les semaines qui suivirent le mal être, elle me racontait tout de JP, de sa nouvelle vie, et même de sa copine qu’elle n’appréciait pas beaucoup. De mon côté, je jouais l’indifférente. Et me disais que conserver ce lien allait m’aider à “tourner la page” à mon rythme. Sauf que j’étais incapable de me concentrer, et c’était pénible. La souffrance de savoir qu’il était passé à autre chose, que je devais moi aussi faire autant, que je me devais de reprendre à zéro, augmentait effectivement ma fatigue.
Toutes ces difficultés mentales, affectives et souvent physiques me donnaient l’impression que ma douleur était insurmontable. Que jamais je ne sortirais de cette impasse. Au début, j’étais comme anesthésiée. Je n’arrivais même pas à pleurer. J’étais tellement bouleversée que parfois j’avais du mal à respirer. Puis avec le temps, de brusques changements d’humeur s’opéraient. Le sentiment que j’étais seule malgré la présence des autres, ne me quittait pas. Pendant un certain temps, mes parents étaient très en colère ! Cela les a surpris parce que ce n’était pas dans leur personnalité. Ils se sentaient coupables aussi : ils pensaient qu’ils auraient pu m’éviter de passer par là. La personne de qui j’avais été toujours proche, s’en était allée brusquement. D’abord, j’eus des sentiments de culpabilité : je me disais que si Dieu permettait que je souffre autant, c’est que je devais être une mauvaise personne. Après, je culpabilisais, car je le rendais responsable de ce qui était arrivé, voire même de toutes mes frustrations. Des fois, il m’arrivait même d’être en colère contre elle parce qu’elle était morte. Ensuite, je m’en voulais : bref, elle n’y était pour rien. L’on essayait d’oublier les circonstances tragiques de son départ. Mais pendant plus d’un an, j’ai eu l’impression que mon cœur saignerait pour toujours. Je n’arrivais pas à contrôler mes émotions. Il m’arrivait d’être encore envahie d’une profonde souffrance, souvent sans que je m’y attende. Je m’imaginais entendre sa voix, ressentir sa présence. Cette souffrance du deuil, mêlée à celle de mes épreuves, m’exténuaient au fil des jours. Pleurer m’était l’issue favorable d’extérioriser ma peine. Même si le besoin de me confier parfois à autrui surgissait, le courage me manquait de le faire. Forçant le passage dans ce sombre bosquet, je m’étais mise à l’alcool. Consciente que ce soulagement ne serait que de courte durée, et que cette consommation, entrainait inévitablement de graves conséquences, cela me permettait néanmoins d’apaiser mes angoisses. Tellement je m’étais laissée engloutir par les ambitions, les échéances, les projets, le travail, au point où je passais moins de temps de qualité avec mes proches. Je fuyais les risques tant je craignais qu’ils me causent des problèmes dans le futur si jamais ça tourne mal. Mon véritable problème était qu’en plus de nier ma condition, je ne vivais pas assez dans le présent. Mes pensées-ma vie ne convergeaient que vers le futur. J’y étais fortement ancrée : je me disais un jour je voyagerais, un jour je travaillerais. J’étais anxieuse de finir mes études, d’avoir un emploi, de construire une maison, d’acheter une voiture. Aussi, j’avais hâte de me marier, ensuite d’avoir des enfants, trois ou quatre. Puis, ouvrant grand les yeux, je réalisais que le futur était déjà là, que je n’avais encore rien accompli.
Je passais trop de temps à m’inquiéter de ce qui était, de ce qui serait et de ce que je ne voulais pas. Ressassant les paroles de la défunte, elle me disait qu’il était inutile de s’inquiéter, en l’occurrence pour les choses sur lesquelles l’on n’avait aucun pouvoir. Je me rappelais également qu’elle disait que la majorité des choses pour lesquelles elle s’était gratuitement inquiétée, et avait passé les nuits blanches à se tourmenter n’étaient jamais arrivées. Elle avait tant aimé notre grand-père qu’elle pensait vieillir avec lui. A notre mère, elle avait voulu donner des frères. Fille de paysans, mamie ne connaissait que la terre. De nombreuses fois, elle s’était interrogée sur son existence. Et réalisant que ces inquiétudes lui volaient énormément de sa vie, elle a cessé de s’en faire pour la vivre pleinement. Et elle m’avait conseillé simplement de profiter de la vie et de ne pas gaspiller mon temps à me lamenter pour des futilités. Grand-mère avait ajouté : «Mbombo, ne t’en fais pas des soucis de la vie, le Seigneur y veille. Toi, profites de ta jeunesse et amuse toi. Ce qui semble un obstacle pour nous, parait un détail pour celui qui sait.» En ce temps-là, ces paroles m’émouvaient sans que je n’y comprenne même leur sens. Me les remémorant aujourd’hui, je refusais de me retrouver à la fin de ma vie, triste, à avoir beaucoup de regrets. Je ne voulais pas finir dans le même état d’esprit comme une multitude de personnes. Ce sursaut dans le passé et la rencontre d’avec papa Etienne, m’ont faits réfléchir sur ma vie.
Il y a un an de cela, nous célébrons le baptême de nos frangines : Laetitia et Merveille. Cet homme sensationnel assez avancé en âge et son épouse, faisant la même réunion que les parents ; y étaient conviés. A table, il nous a confié qu’il regrettait de ne pas avoir poursuivi son rêve de jeunesse ; celui de naviguer sur la mer. Toute sa vie, il avait travaillé dans le domaine portuaire sans jamais voguer  ce qui était en fait sa véritable passion. Il déclarait que la formation lui coutait excessivement chère. Mais, en arrivant à la fin de notre vie, nous ne nous soucions plus autant de l’argent que nous n’aurions pas dû dépenser. En l’écoutant parler, je me demandais si j’avais des passions qui sommeillaient en moi, et que je m’empêchais de vivre, parce que trop de regrets ou manque d’argent. Sans le savoir, papa Etienne enclencha chez moi un réveil qui me motiva à poursuivre mes rêves sans attendre qu’il ne soit trop tard. Dans son élan nostalgique de ce docker d’autrefois, il affirma une autre vérité qui capta davantage mon attention : «Même si ça ne tourne pas comme vous l’aviez espéré ; ne vous en faites point. Vous pourrez au moins faire le bilan de n’avoir aucun regret après avoir essayé de vous lancer dans tel ou tel projet. Prenez le risque d’oser. Soyez logiques et conséquents envers vous-mêmes, cela vous évitera d’avoir tant de regrets dans le futur. Bref, ne vous souciez pas toujours de ce que les autres pensent. » Cette dernière séquence de son assertion m’avait complètement émue : car elle m’était familière. Je sentis qu’elle m’interpellait directement : comme la plupart qui regrettait de ne pas avoir fait ce qui brûlait dans leur cœur, de ne pas avoir concrétisé leurs rêves à cause du qu’en dira-t-on ? Moi, je sentais que je n’étais pas moi-même. Que j’avais besoin souvent du regard approbatif de l’autre pour me sentir apprécier. Comme si c’était la crainte d’un jugement dépréciatif qui orientait certaines de mes actions...