À l’ombre des jacquiers

Toute histoire commence un jour, quelque part, la mienne est à l’ombre des jacquiers... Vingt-cinq ans plus tard, grand-maman n’est plus. J’ouvre encore des pommes de jacque sans gant en espérant que leur sève blanche demeure sur mes doigts. Des doigts gris collants.
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J’ai la langue râpeuse comme celle d’un chat. Même le sel n’a pas pu neutraliser l’amertume de la pomme de jacque. Grand-maman va encore me chicaner lorsqu’elle verra ma langue devenue toute blanche.
- Si tu les manges bébés, nous en aurons plus à vendre plus tard au marché.
J’ai tellement faim. De toute façon, je les ai prises si haut dans l’arbre que grand-maman ne verra pas celles qui ont disparu. Le soleil se cache aujourd’hui. Assise à califourchon sur une branche, j’essaie de décoller la sève qui macule mes doigts. Ils ont déjà commencé à prendre une couleur grisâtre, malgré ma détermination, cette sève résiste obstinément. Je vais me faire chicaner.
D’ici, je vois les pommes de jacque sur les arbres voisins. Certains fruits commencent à avoir des petits pics. Deux jeunes feuilles autour des fruits, contrairement à leurs grandes sœurs très foncées, sont vert quasi translucide. Elles donnent le goût de les croquer, mais leur sève nous collera la langue et les lèvres. C’est étonnant qu’un fruit petit comme mon doigt puisse devenir parfois plus pesant qu’un enfant. Grand-maman a dit que le jacquier est un arbre cadeau pour les pauvres, car on peut manger le fruit presque tout entier, utiliser son bois et sa sève. J’ai hâte de sentir leur odeur sucrée. Lorsque les fruits sont mûrs, je les aime autant durs que miels. Penser aux arilles pulpeux me donne l’eau à la bouche. Même les noyaux grillés sont si délicieux. Grand-maman et moi rigolons tellement quand les noyaux nous causent des flatulences. Des frissons d’inquiétude me parcourent à penser aux maux de ventre. Il ne faut pas les manger crus, car ils sont toxiques. J’ai tellement faim. Le bol de riz et les petits morceaux de poisson sont déjà partis bien loin dans mon estomac.
Chevauchant la branche de jacquier, je surveille ma maison placée sur une grande butte de terre, entourée d’arbres fruitiers, serpentée d’un ruisseau juste un peu plus bas et blotti au creux de deux montagnes. Une petite maison de briques au toit de chaume, construite de la main de grand-maman. « J’ai coupé ton cordon ombilical dans cette maison. » M’a-t-elle dit l’autre jour.
J’adore patauger dans le ruisseau. L’eau est toujours pure et translucide. Elle a un goût sucré et même dans la saison sèche, elle ne tarit jamais. Je m’y baigne souvent avec grand-maman. L’autre jour, j’ai attrapé des petits crabes pour les donner en pâture aux fourmis.
Proche de chez moi, il y a un chemin qui passe par la montagne pour se rendre aux mines de charbon. Ce chemin amène malheureusement des étrangers qui s’arrêtent pour nous demander à boire. Parfois, ils entrent dans notre jardin pour nous voler des fruits. J’ai peur d’eux, je me cache dans les buissons de bambou pour qu’ils ne me voient pas. Des bruits de pas attirent mon attention. Il me semble que c’est tard pour un travailleur des mines. Personne ne passe par ici à part eux. Depuis que la vieille voisine s’est blessée au genou, je n’ai plus de visites quotidiennes.
De mon poste d’observation, je vois que l’homme s’engage dans notre entrée. Je me cache. Grand-maman va à sa rencontre. Elle n’est pas partie vendre du charbon tôt comme tous les autres matins. J’ai réussi à l’amadouer pour qu’elle reste à la maison. J’ai toujours peur quand elle n’est pas là. La dernière fois, le feu s’est répandu sur la montagne dernière la maison et ne s’est éteint que le lendemain matin. Grand-maman a dit que c’est grâce à la brume matinale que le feu s’était endormi.
- Bích, où es-tu?
Grand-maman m’a dit qu’elle m’a donné un prénom noble. Bích précédant de Ngọc signifie émeraude en vietnamien. Je suis précieuse comme cette pierre. Je ne sais pas quel nom ma mère m’aurait donné si ma grand-mère n’avait pas insisté.
J’hésite à lui répondre. Je suis gênée. Si je descends de cette branche, l’homme va me voir marcher à quatre pattes. Mes deux jambes pliées en forme d’arche m’empêchent de marcher comme les autres. Grand-maman et l’homme s’approchent du jacquier. Je n’ai plus le choix de descendre.
- Tu dois partir avec lui. Je vais venir te voir dans quelques jours.
- Où grand-maman?
- Dans un orphelinat.
- Viens, embarque sur mon dos.
L’homme marche à côté de grand-maman qui pleure. Il indique à grand-maman qu’il a dû faire garder sa motocyclette à l’entrée du quartier, car la route vers chez moi est trop escarpée. Au moins je n’ai pas à lui montrer mon handicap.
Mes mains croisées forment un maillon autour du cou de grand-maman. Mes doigts collés de sève de jacquier et un peu de sel enveloppé dans un papier journal dans ma poche sont mes seules possessions pour un nouveau départ. Grand-maman pleure. J’ai peur.
Je suis lourde pour grand-maman. Elle a dû me remonter plusieurs fois sur ses épaules pour garder l’équilibre et éviter que je l’étrangle. Ça m’est déjà arrivé de quitter grand-maman pour quelques jours quand je rendais visite à une tante. Mais je ne suis jamais partie avec un inconnu.
À l’entrée du quartier, il y a un petit dépanneur. Une motocyclette est stationnée. L’homme démarre sa motocyclette et grand-maman me dépose derrière lui. Elle caresse mes cheveux. La mobylette roule doucement. Elle me regarde partir. Je ne pleure pas. J’ai peur. Je dois me tenir tranquille pour ne pas tomber. Mes jambes pourraient aussi se frotter sur le pneu arrière. L’homme me rassure.
- Ta grand-mère est vieille. Tu seras mieux dans un endroit sécuritaire. Une jeune fille ne devrait pas rester toute seule la journée longue.
L’homme prend un petit pain dans le sac en avant de sa motocyclette et me le donne. J’accepte, mais je ne le mange pas. Le chemin est long. J’ai peur de tomber. Le pain dans ma main est imbibé de sueur. La motocyclette ralentit devant d’une grande entrée. Une banderole est accrochée sur l’arche. Des écritures jaunes sur un fond rouge. Je ne sais pas lire. Les deux battants de fer sont rabattus sur les côtés. Les rangées de maisons à ma droite sont belles. L’homme immobilise sa motocyclette devant une maison tout en haut de la colline. Je ne bouge pas. Je panique. Je ne peux pas marcher. Une femme vient me chercher. La maison est un bureau. Une autre femme est assise à une table au centre de la maison. Des enfants curieux se rassemblent autour de la porte. L’homme, après une brève discussion avec une des femmes, me remet un autre petit pain, enfourche sa motocyclette et part.
Les femmes se présentent.
- Tu peux m’appeler maman...Je suis la directrice. Elle, elle s’occupe de la comptabilité et des achats de l’orphelinat, dit la maman Directrice en pointant l’autre femme.
- Je vois que tu n’as pas rien avec toi, je vais te fournir des sous pour acheter des vêtements dans quelques instants. Dis la maman Comptable.
J’ai du sel, deux pains et des doigts pleins de sève de jacquier.
- Nous n’avons jamais eu d’enfant handicapé ici, mais il faut commencer quelque part. dit la maman Directrice avec un sourire indulgent et en faisant un signe à une fille debout à côté de la porte.
Rentre dans le bureau une grande fille. Elle me sourit. Elle me présente son dos pour que j’embarque. Je suis gênée. Elle m’amène vers une petite maison où une autre femme, une maman Nounou qui donne le biberon à un petit bébé, m’attend avec un sourire bienveillant.
Des enfants curieux m’accompagnent dans la maison. D’autres se cachent dernière la porte. La grande fille souriante me dépose sur un grand lit qui fait face à la porte d’entrée. De belles fleurs rouges et roses dessinées sur l’oreiller et la couverture sur le lit. Je n’ai jamais eu quelques choses d’aussi jolies.
Du haut de mes onze ans, je commence une nouvelle vie dans un orphelinat où habitent une centaine d’enfants, petits et grands. La sève de jacquier va perdre son potentiel adhérent sur mes doigts. Je vais posséder une commode avec clé, deux ensembles de vêtements, trois culottes, du dentifrice, une brosse à dents, du savon parfumé, une brosse à cheveux et du papier toilette. Ici, il n’y pas de jacquier, seulement quelques badamiers. Leurs fruits sont aussi amers que les bébés pommes de jacque, mais sans jamais arriver à leur goût savoureux une fois mûri. De toute manière, je n’ai plus faim. La maman cuisinière me nourrit trois fois par jour. Je peux aussi maintenant me nourrir avec des livres.