À corps perdu

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Nouvelles :
  • Littérature générale
Je m'éveille enfin de cette longue nuit de cauchemar. Mais rien n'a changé entre mon rêve et la réalité. Je suis cette grande reine égyptienne, étouffée et momifiée sous des couches de bandages. Comme elle, mon corps tomberait en cendre si on me les ôtait. Mes muscles meurtris et ma peau carbonisée ne me permettent pas de bouger. J'essaie de remuer mes lèvres mais elles se déchirent, elles me brûlent. Un démon vêtu de blanc entre dans mon monde. Je la vois, cette vermine souriante, les yeux brillant de cette flamme qu'ont ceux qui ne sont pas comme moi. Ceux qui ne sont pas coincés dans l'antichambre des enfers, là où seuls vont les pécheurs de chair et les grands brûlés.

Elle s'approche de moi, ses hanches ondulent et suivent ses pas dansants. Elle sourit et me parle. Je n'écoute pas. Je voudrais me lever, lui enfoncer son sourire niais et amoureux jusqu'au fond de l'estomac. Elle sent encore l'odeur de l'amour, de la joie, du bonheur. Elle vient de commencer son service. Elle se penche, et son bras frôle mes lèvres brûlantes de cette tentation perfide. Le peu de force que j'ai me permet d'avancer de quelques centimètres et de lui attraper un peu de chair. Elle se recule vivement en poussant un cri et me regarde comme un petit démon qui ne comprend pas que Satan l'a puni.

Je suis comme Pluton ou Hadès, dieu des Enfers. Je suis Satan, chef des anges déchus. Cet enfer est le mien, tout y est laid, rouge et mauvais. Mon corps brûle de cette flamme infinie qui détruit tout. Mais Satan était un ange avant. J'étais un ange. Un ange tout blanc. Un ange beau et plein de vie, avec de bonnes joues et un rire tout doux. Je vivais au Paradis, dans mon Paradis. Et tout me semblait beau, bleu et doux. Et puis peut-être ai-je fait une erreur, mais mon Paradis a été incendié. Tout a brûlé dans le brasier. Mes affaires, ma maison, mes parents, mes souvenirs, mon cœur aussi. Ils m'ont retrouvée avant que je ne monte dans le train pour le Paradis, le vrai. Ils m'ont retrouvée et ils m'ont transférée d'urgence en enfer. Une urgence vitale de me garder à moitié morte, le corps carbonisé. J'ai voulu pleurer au début, j'ai vite compris que le feu m'avait pris ça aussi. Il a asséché mes larmes à jamais. L'ange a perdu ses ailes dans le brasier et il n'est plus resté que des flammes. J'étais la plus jeune du service des grands brûlés, et la plus démoniaque.

Le patron des démons est venu me chercher. Pour me soigner, ils arrachent mes bandages et ma peau nécrosée. Chaque jour la douleur est plus supportable car chaque jour je les imagine, tous ces petits démons, brûler dans le feu de mes pensées. Je veux contrôler ce feu qui m'a consumée. Et comme j'ai perdu le corps qui était le mien, je veux qu'ils perdent le leur. Je veux qu'ils brûlent dans les feux de l'enfer. Je veux crier pour les briser.

Je suis devenue un monstre. Un physique de monstre. Un esprit de monstre. Comme je souffre, je voudrais qu'ils souffrent tout autant que moi. Je me sens supérieure à eux, parce que je suis forte. Mais à bien y regarder, je ne suis que le reste meurtri d'un corps menu et affaibli. Je ne peux plus parler, à peine murmurer. J'aurais tant voulu que cela soit différent. J'aurais voulu être une petite fille sage et courageuse que les infirmières viennent voir avec un ours en peluche et une mine heureuse. J'aurais voulu rester un ange.

Je veux hurler. Je veux briser ma voix, pour achever mon cœur. J'ai cette boule, ce creux, cette haine au fond de mon corps déchiré, meurtri et perdu. J'ai cette sensation étouffante que l'intérieur de mon cœur se consume, et que je dois cracher ce brasier. Je veux hurler pour déchirer encore plus mes joues. Je me serais scarifié le cœur à coup de cris tranchants. J'ai perdu mon corps et je perds mon âme. Je voudrais me jeter dans les flammes de mon esprit, à corps perdu.

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