- 15°

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Je n'arrive pas à dormir, je me retourne dans mon lit depuis des heures sans succès. Une question m'obsède. Je finis par me lever. J'embrasse ma bien-aimée sur le front, je réajuste la couverture et je quitte notre cocon chaud et douillet. Je passe à la salle de bain et veille à m'habiller très chaudement. Ensuite, je me prépare un thermos d'eau chaude et sucrée que je glisse dans un petit sac à dos avec ma lampe de poche. N'ai-je rien oublié ? Il ne me reste qu'à espérer que non. Juste un petit mot sur la table qu'elle trouvera à son réveil, au cas où...
Sans bruit, j'ouvre la fenêtre et descends les quelques barreaux de l'échelle qui nous donne accès à l'extérieur. Je sors dans la nuit noire et profonde comme un tombeau. J'aspire prudemment l'air glacial. Le thermomètre lumineux de la pharmacie indique -22°, la journée il remonte à -15°. Quelques semaines plus tôt, les premières chutes de neige avaient fait la joie des enfants. La joie fit place à l'horreur lorsque, au bout de quelques jours, la couche de neige atteignit deux mètres et que la température dégringola brutalement. Depuis, tout s'est figé. Quand il était encore possible de se déplacer, les gens s'étaient rués dans les magasins avant de se terrer chez eux. Les routes, les ports, les aéroports sont bloqués, les approvisionnements peinent à arriver, tout est fermé. Sauf le boucher.
La neige gelée crisse sous mes pas. Des congères se sont formées au hasard des bourrasques glaciales. Le froid me pénètre jusqu'à l'os et je sens ma peau qui s'étire sous les gants et les couches superposées de vêtements.
Plus personne ne s'aventure dans les rues, la ville est silencieuse de jour comme de nuit. Il en est ainsi partout en Europe, aucun météorologue n'arrive à prédire la fin de cet enfer glacé.
Je suis parfois obligé de me tenir à un réverbère pour lutter contre le vent. C'est la seule utilité qui lui reste, maintenant que tout est éteint. Je m'obstine et poursuis ma progression. Mes pieds me font souffrir mais j'ignore leur signal de détresse.
Des centres d'accueil supplémentaires pour sans-abri ont été ouverts mais les places sont insuffisantes, et bien que quelques personnes se soient mobilisées pour en accueillir, certains sont restés dehors. Il n'est pas inhabituel de trouver des cadavres gelés sur ce qui fait office de route. Sauf chez nous.
Le froid piquant se métamorphose en douleur. Respirer tient de l'exploit, avancer devient un supplice, mais je suis proche de mon but, je ne veux pas reculer.
Au début, des chasse-neige tentèrent de déblayer les rues mais la lutte était inégale. Mal préparé, le pays rassembla son matériel sur les routes prioritaires avec l'espoir de rétablir au plus vite les approvisionnements les plus urgents. On vit passer quelques hélicoptères de l'armée qui larguèrent des colis de nourriture au hasard des quartiers, puis plus rien. Heureusement pour les courageux qui s'aventurent à l'extérieur, le boucher continue de proposer des plats préparés une fois par semaine. Je fais partie de ses clients assidus et j'apporte également les repas qu'il confectionne à certains de ses clients qui ne peuvent pas se déplacer.
Enfin j'atteins l'encoignure d'une fenêtre appartenant à une maison inhabitée dans laquelle je vais pouvoir m'abriter du vent et observer. Je me sers une rasade de l'eau chaude sucrée que j'avais emportée. Il faut tenir. Je veux savoir. J'attends. J'espère qu'il ne va pas tarder.
Dans les différents quartiers de la ville des réseaux d'entraide ont été organisés. Les habitants accrochent à leur fenêtre des morceaux d'étoffe dont la couleur correspond à un besoin urgent : jaune pour la nourriture, orange pour les soins, rouge pour cadavre à sortir du logement. Comme les déplacements sont devenus extrêmement difficiles par l'accumulation de neige et de glace, le réseau centralise les demandes et organise les distributions de vivres, de médicaments, et les visites. Les luges et les skis ont été réquisitionnés afin que les bénévoles dont je fais partie puissent circuler le mieux possible. Les cadavres, quant à eux, sont menés à la salle de sport pour y être nettoyés et conservés jusqu'à leur incinération. Les autorités avaient d'abord promis aux familles concernées des funérailles en bonne et due forme dès le dégel, mais la situation n'évoluant pas, il a bien fallu se résoudre à procéder différemment. Ainsi, les corps sont régulièrement acheminés par des hélicoptères de l'armée vers les centres de crémation. Pour les funérailles, on verra plus tard...
Je n'en peux plus, je gèle sur pied, je ne vais plus pouvoir tenir longtemps, va-t-il se décider ?
Enfin, je perçois au loin le glissement d'un traîneau que l'on tire péniblement. Je l'entends ahaner, il se rapproche. Les battements de mon cœur s'accélèrent, je m'enfonce un peu plus sous la fenêtre pour devenir invisible, heureusement pour moi il fait encore nuit noire. Je l'aperçois. Il s'est harnaché et, courbé en avant, entraîne la luge lourdement chargée d'un colis solidement ficelé. Il se déplace lentement, chaque pas semble lui coûter. J'admire son abnégation, mais si mes soupçons se confirment, elle me glace de terreur. Tout à son affaire, il ne me remarque pas. Il s'arrête devant la boucherie dont n'apparaît plus que l'enseigne. Sa boucherie. Il se défait de son harnais et grimpe l'échelle qui lui donne accès à la fenêtre du bâtiment qui accueille son commerce. Je retiens mon souffle, je crains qu'il ne me repère. Je n'ose plus bouger et la douleur provoquée par le froid n'en est que plus cruelle. Et si je mourais ici, bêtement ? Mieux vaut écarter cette pensée de mon esprit, surtout les implications que ma mort soudaine provoquerait si ce que je suspecte se révèle exact. Il réapparaît et installe avec l'aide de sa femme une rampe d'accès à l'aide de planches liées entre elles à côté de l'échelle. Après s'être assuré de la fiabilité du dispositif, le boucher retourne auprès de sa luge. Il lance un bref coup d'œil aux alentours, mais il fait encore trop sombre pour qu'il puisse m'apercevoir. L'homme commence à dénouer les cordes qui encerclent son attelage. Malgré l'air glacial, il ne semble pas pressé. Lentement, il retire les couvertures qui enveloppent son précieux paquet. J'essaie de faire abstraction de tous les signaux d'alerte que mon corps envoie désespérément afin que je quitte les lieux et me réchauffe au plus vite. Mes yeux pleurent de froid et toute mon attention est concentrée vers ce qui apparaîtra enfin. Durant l'attente ma vue s'est accoutumée à l'absence de lumière et petit à petit je commence à distinguer les formes débarrassées de leurs protections. Je retiens un cri d'horreur, ce qui n'était qu'une supposition devient réalité. Une jambe, une tête, de longs cheveux, une femme très certainement, il me semble distinguer sa poitrine nue. La femme du boucher lance une corde afin d'amener le cadavre sur la rampe d'accès et le hisser vers la fenêtre. La nausée monte dans ma gorge nouée, je la refoule. Il faut toute la volonté dont je suis capable pour ne pas prendre mes jambes à mon cou. Une chose me retient. Il y a un tas plus petit sur la luge. Le corps de la femme est passé par la fenêtre. Le boucher revient à sa macabre besogne. Il reste un petit cadavre sur la luge, un enfant. Il le leste sur son épaule et le porte jusqu'à la fenêtre où sa complice le récupère. Après un dernier coup d'œil, il récupère son matériel, le ramène dans le bâtiment et rentre chez lui. À présent, mes doutes sont confirmés. Le jour va bientôt se lever. Je vais rentrer chez moi. Si j'en suis encore capable.

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