Les bonnes notes

Béatrice entre dans le salon en trombe alors que Jacques son mari lit tranquillement dans son fauteuil.
- Qu’est-ce que tu as à t’agiter tout le temps comme ça ? lui lance-t-il.
- Tu sais ce que c’est, ça ?!
- Du courrier dit-il, las des sautes d’humeur de sa femme.
- C’est ta fille !
- Ha ha c’est aussi la tienne. Ta fille, c’est quand même un peu facile. Qu’est-ce qu’elle veut ? De l’argent ? Après toutes ces années...
Béatrice se dirige vers le secrétaire pour y saisir le coupe papier et en déchire nerveusement l’enveloppe.
- Eh bien elle a beaucoup à nous demander visiblement, dit-elle ironique.
Jacques regarde sa montre.
- Vas-y je t’écoute soupire-t-il...
Béatrice s’assoit sur le fauteuil en face de son mari.

Mes parents,
Je viens par la présente, vous informer que je serai présente à la prochaine cérémonie des César en tant que nominée dans la catégorie meilleure espoir féminin. C’est drôle, vous ne trouvez pas ? J’ai longtemps été votre désespoir. La vie aujourd’hui vient consoler cette petite fille à l’horizon vide...pardon Papa...à l’horizon déjà tout tracé.
Bien entendu, je ne vous sollicite pas au gala. Je ne tiens pas à avoir ce déshonneur de vous voir vous gargariser devant les félicitations des gens du métier. Et encore plus de vous attribuer tout le mérite. Lorsque l’on me remettra le prix, je sais ce que vous pensez, je n’oublierai pas ceux qui ont été là pour moi. Est-ce votre cas ? Non je ne crois pas. Mais je tenais quand même à vous dire merci.
Merci de m’avoir humiliée régulièrement devant vos soi-disant amis, de la haute comme vous aimiez le rappeler, lorsque je ne ramenais pas les bonnes notes. Vous avez résumé ma scolarité à des annotations. Mais savoir si j’avais compris ou aimé telle ou telle matière, ça non il n’y avait plus personne. A combien estimiez-vous mon existence sur une appréciation sur vingt ?
Merci de m’avoir foutu à la porte quand je vous ai annoncé mon souhait de devenir comédienne. Un saltimbanque dans la famille ? Jamais ! Et pourtant, aujourd’hui c’est fait.
Merci de m’avoir coupé les vivres parce que j’ai osé prendre un chemin de traverse. Et surtout pas le sort que vous m’aviez entériné. Désolée Papa mais reprendre ton entreprise n’était pas dans mes aspirations.
Merci de m’avoir fait bannir du reste de la famille en racontant que je faisais la pute à Paris. Et les termes employés à l’époque étaient bien plus féroces.
Merci, Merci, Merci.
Ces évènements ont fait de moi une battante !
Battante pour me nourrir. J’ai connu les pavés froids de la capitale et la chaleur de certains clochards sous ses ponts.
Battante pour me reconstruire. J’ai fait mille et un petits boulots, mal payés, aux horaires négligents qui m’ont permis de suivre des cours au conservatoire. J’y ai croisé des personnes magnifiques.
Battante pour partager. Le partage ne faisant visiblement pas partie du patrimoine familial.
Battante pour donner la vie. J’ai longtemps cru que je n’y avais pas droit car mal équipée pour aimer. Ou du moins la notice ne m’avait pas été soumise. Mon petit Léo est venu contrarier ces anomalies.
Désormais plus rien ne s’oppose à mes souhaits, mes colères, à ma vie quoi.
Je vous souhaite tout le bonheur du monde dans votre monde étriqué au ton suffisant.
Je vivrais les cinquante prochaines années comme les quinze précédentes... bien accompagnée.

Cécile