Tu es une fille.
C’est pour ça qu’il t’a provoquée.
Tu le sais.
Ça t’a d’autant plus motivée à accepter.
K. est plus grand que toi. Plus cruel. A gagné plus de tournois que tous les autres chevaliers de son âge. S’entraîne plus, aussi, poussé qu’il est par une famille aisée à la réputation immaculée.
Bien sûr qu’il pense qu’il va gagner.
Le miroir te renvoie l’image d’une louve déchirée. Entre la peur, l’excitation et l’orgueil. Tu n’envisages pas de fuir. Dès l’instant où vos plastrons se sont touchés – le sien rigide et rutilant, le tien furieux et usé –, tu as su. Que tu ne reculerais pas, que la rage prendrait le meilleur sur toi. Ta main s’est emparée de son épée, l’a tirée hors du fourreau. Le fracas de l’acier contre la pierre a conjuré un froid glacial dans la cour.
Le combat est prévu le lendemain à l’aube. Choix de K., juste avant le tournoi. Il n’est pas stupide : il sait que la foule chantera pour lui, lui qui est jeune et beau et homme. Toi, tu es l’inconnue, la louve affamée. De sang, de titres. Ta soif d’aventures t’a poussée sur le pavé miroitant de la chevalerie, et les gens n’aiment pas ça. Les chevalières se font rares : la faim gronde dans les rues, et ta place devrait être dans les champs, courbée sur le blé, ou en cuisine, là où tes mains malaxeront un pain rond et doux. Mais il n’y a rien de rond ni de doux chez toi. Tu es bardée d’angles et d’acier et tu as d’autres types de pains à distribuer.
Le lendemain, tu es la première dans la cour du palais. Les bannières du seigneur local claquent au vent, toutes d’or et de pourpre et de velours lourd. En tant que chevalière errante, tu n’as pas droit à tes propres couleurs, mais une de tes amantes t’a malgré tout dessiné et brodé des armoiries : un loup d’argent hurlant sur champ d’indigo. Pas de quoi pavoiser – le tracé est rude et épais et imprécis –, mais ça ne t’empêche pas de l’arborer fièrement sur ton plastron et de l’avoir fait reproduire sur ton bouclier.
Tu n’as pas d’écuyer pour t’aider à t’habiller, mais ça ne fait rien. Au fil des ans, tu as appris à le faire seule, et tu en es venue à apprécier ce rituel plein d’obscurité et de recueillement.
L’or de l’aube te découvre pratiquant bottes et parades pour réchauffer tes muscles. Une brume argentée sinue entre tes mouvements. Malgré le ciel azuré qui surplombe ces contrées, l’hiver tarde à tirer sa révérence. L’acier colle froid contre ta peau.
Un petit groupe de courtisans s’amasse autour de toi ; nul doute qu’ils viennent assister au combat. Quelques dames de compagnies t’envoient de discrets sourires ; dans leurs yeux, l’avidité d’une vie à laquelle elles sont condamnées à seulement rêver. Tu les salues de l’épée. Quelques serviteurs se perchent aux fenêtres, alors que les gardes dévient discrètement de leur ronde pour se poster en haut des remparts. Les pièces ne tardent pas à circuler : nombreux sont ceux qui espèrent tirer quelques écus de l’affrontement entre le chevalier K. et la louve inconnue.
La plupart parient sur K., mais les dames de compagnie, elles, misent sur toi.
K. ne se montre pas. Aucun intérêt pour lui de se presser : il a pléthore d’écuyers pour fourbir ses armes et l’aider à s’habiller. Ce duel n’est qu’un moyen de tuer le temps avant le tournoi, et un discret coup de poignard dans le dos des dames qui voudraient enfiler l’armure : la chevalerie est un art noble, noble étant ici synonyme de masculin.
C’est malin de sa part. Le seigneur des lieux est un vieux briscard ayant construit sa fortune sur des tournois comme celui-ci : des joutes et des mêlées sauvages où les chevaliers de merde comme toi peuvent venir s’enrichir en affrontant des jeunes coqs avides de faire leurs preuves. Nombreuses sont les femmes qui s’inscrivent à ces combats, car c’est pour elles le seul moyen de gagner des armes. C’est ainsi que tu as commencé, et c’est ainsi que, tu l’espères, de nombreuses autres suivront ta voie.
La cour est bondée, désormais ; un brouhaha tenace roule autour de toi, perturbe tes gestes, froisse ta concentration. Tu ne t’attendais pas à un tel engouement. Un duel officieux signifie une absence totale de règles, et donc, par conséquent, du sang ; une bonne raison de se lever avant le chant du coq.
Le soleil perce désormais entre les murailles, inondant la cour d’une chaleur bienvenue. K. ne tarde pas à lui succéder, traînant dans son sillage une bordée de courtisans, de pages et d’écuyers. La foule, plus compacte que jamais, s’écarte jusqu’à former un cercle parfait dans lequel vous vous engouffrez. Le sang rugit dans tes tempes et entre tes cuisses ; tu décides de prendre ça pour un heureux présage.
Vous vous saluez. Plus question d’attendre maintenant ; toi et K. avaient hâte d’en découdre. Engoncé dans l’armure flamboyante qu’il portera sans doute pour le tournoi, il manie une flamberge de la meilleure facture et un bouclier immaculé. De bien belles armes, qui feraient merveille à ton bras.
Dégainant ta propre flamberge – une vieille amie si ébréchée qu’elle semble édentée –, tu la poses par-dessus ton bouclier, puis interpelles le grand héritier.
— Voilà un duel bien terne en cette matinée. Que te dirait d’en nourrir un peu l’enjeu ?
— N’y a rien que tu possèdes que je puisse convoiter, sorcière, si ce n’est ton con, réplique un K. goguenard.
— Que si, tu réponds. Tu me veux loin de la chevalerie, paysanne ou putain, mariée à la terre plutôt qu’à l’armure. Voici donc mon marché : tes armes contre les miennes.
— En quoi s’agit-il d’un marché équitable ? Un mendiant ne voudrait pas de ce cure-dent.
Tu le tiens.
— Tu m’as mal comprise, chevalier : mes armes contre tes armes. Mon droit à la chevalerie contre tes biens. Cheval, armure et épée. Je te fais grâce du bouclier ; trop coquet à mon goût.
— Que me chaut que tu te prétendes veuve de fer ou non ?
Mais K. ne peut plus refuser : tout le monde connaît la raison de son affront. Déjà la foule s’emballe, ravie de ce nouveau défi ; parmi elle, les dames de compagnie s’agrippent aux mains de leurs maîtresses avec un enthousiasme non dissimulé.
— Je suis grande femme, assènes-tu encore, et, si le cœur t’en dit, te laisserai prendre ta revanche pendant le tournoi.
K. frémit, rugit, puis se lance à l’attaque. Le duel a commencé ; les termes en sont acceptés.
K. cogne dur, K. cogne fort, K. cogne vicieux.
Ce petit salopard est plus expérimenté que tu l’avais escompté, et c’est à grand-peine que tu repousses ses premiers assauts. Une estafilade ouvre ta pommette ; un coup de pied bien placé enfonce ta genouillère. K. grogne son mépris. Le chant de l’acier contre l’acier recouvre peu à peu le brouhaha de la foule, et enfin tu entres dans la danse.
coup d’estoc coup de taille feinte parade coup de bouclier se baisser encaisser ta langue qui claque contre ton palais le goût du sang entre tes dents tes muscles gonflés d’adrénaline de rage l’autre crie de plaisir de douleur tu ne sais plus tu sais juste que tu veux gagner l’écraser l’humilier l’humilier comme lui la veille avec son sourire brutal et ses doigts agiles l’assiette renversée les cheveux défaits les mots crachés sur la pierre câtin d’acier tu veux lui faire payer et tant pis si pour ça tu dois
Ton épée vole en éclats.
Un choc de trop et voilà l’amie fidèle qui casse net entre tes doigts. Ne te reste que ton bouclier, que tu brandis en catastrophe pour bloquer une méchante attaque. K. ricane, pense sa victoire acquise. Tu le détestes. La colère décuple tes forces. Le loup mord l’acier, envoie valser son épée dans la poussière, comme la veille ton intégrité. Ne restent plus que son écu contre le tien, et ta rage contre la sienne, et à ce jeu, nul ne peut défier une femme bafouée.
K. quitte le château dans la matinée, vierge d’armure et de flamberge et de fierté. Tu le regardes partir en fourbissant ta nouvelle épée.
Les dames de compagnie sont les premières à s’inscrire pour le tournoi d’été.
C’est pour ça qu’il t’a provoquée.
Tu le sais.
Ça t’a d’autant plus motivée à accepter.
K. est plus grand que toi. Plus cruel. A gagné plus de tournois que tous les autres chevaliers de son âge. S’entraîne plus, aussi, poussé qu’il est par une famille aisée à la réputation immaculée.
Bien sûr qu’il pense qu’il va gagner.
Le miroir te renvoie l’image d’une louve déchirée. Entre la peur, l’excitation et l’orgueil. Tu n’envisages pas de fuir. Dès l’instant où vos plastrons se sont touchés – le sien rigide et rutilant, le tien furieux et usé –, tu as su. Que tu ne reculerais pas, que la rage prendrait le meilleur sur toi. Ta main s’est emparée de son épée, l’a tirée hors du fourreau. Le fracas de l’acier contre la pierre a conjuré un froid glacial dans la cour.
Le combat est prévu le lendemain à l’aube. Choix de K., juste avant le tournoi. Il n’est pas stupide : il sait que la foule chantera pour lui, lui qui est jeune et beau et homme. Toi, tu es l’inconnue, la louve affamée. De sang, de titres. Ta soif d’aventures t’a poussée sur le pavé miroitant de la chevalerie, et les gens n’aiment pas ça. Les chevalières se font rares : la faim gronde dans les rues, et ta place devrait être dans les champs, courbée sur le blé, ou en cuisine, là où tes mains malaxeront un pain rond et doux. Mais il n’y a rien de rond ni de doux chez toi. Tu es bardée d’angles et d’acier et tu as d’autres types de pains à distribuer.
Le lendemain, tu es la première dans la cour du palais. Les bannières du seigneur local claquent au vent, toutes d’or et de pourpre et de velours lourd. En tant que chevalière errante, tu n’as pas droit à tes propres couleurs, mais une de tes amantes t’a malgré tout dessiné et brodé des armoiries : un loup d’argent hurlant sur champ d’indigo. Pas de quoi pavoiser – le tracé est rude et épais et imprécis –, mais ça ne t’empêche pas de l’arborer fièrement sur ton plastron et de l’avoir fait reproduire sur ton bouclier.
Tu n’as pas d’écuyer pour t’aider à t’habiller, mais ça ne fait rien. Au fil des ans, tu as appris à le faire seule, et tu en es venue à apprécier ce rituel plein d’obscurité et de recueillement.
L’or de l’aube te découvre pratiquant bottes et parades pour réchauffer tes muscles. Une brume argentée sinue entre tes mouvements. Malgré le ciel azuré qui surplombe ces contrées, l’hiver tarde à tirer sa révérence. L’acier colle froid contre ta peau.
Un petit groupe de courtisans s’amasse autour de toi ; nul doute qu’ils viennent assister au combat. Quelques dames de compagnies t’envoient de discrets sourires ; dans leurs yeux, l’avidité d’une vie à laquelle elles sont condamnées à seulement rêver. Tu les salues de l’épée. Quelques serviteurs se perchent aux fenêtres, alors que les gardes dévient discrètement de leur ronde pour se poster en haut des remparts. Les pièces ne tardent pas à circuler : nombreux sont ceux qui espèrent tirer quelques écus de l’affrontement entre le chevalier K. et la louve inconnue.
La plupart parient sur K., mais les dames de compagnie, elles, misent sur toi.
K. ne se montre pas. Aucun intérêt pour lui de se presser : il a pléthore d’écuyers pour fourbir ses armes et l’aider à s’habiller. Ce duel n’est qu’un moyen de tuer le temps avant le tournoi, et un discret coup de poignard dans le dos des dames qui voudraient enfiler l’armure : la chevalerie est un art noble, noble étant ici synonyme de masculin.
C’est malin de sa part. Le seigneur des lieux est un vieux briscard ayant construit sa fortune sur des tournois comme celui-ci : des joutes et des mêlées sauvages où les chevaliers de merde comme toi peuvent venir s’enrichir en affrontant des jeunes coqs avides de faire leurs preuves. Nombreuses sont les femmes qui s’inscrivent à ces combats, car c’est pour elles le seul moyen de gagner des armes. C’est ainsi que tu as commencé, et c’est ainsi que, tu l’espères, de nombreuses autres suivront ta voie.
La cour est bondée, désormais ; un brouhaha tenace roule autour de toi, perturbe tes gestes, froisse ta concentration. Tu ne t’attendais pas à un tel engouement. Un duel officieux signifie une absence totale de règles, et donc, par conséquent, du sang ; une bonne raison de se lever avant le chant du coq.
Le soleil perce désormais entre les murailles, inondant la cour d’une chaleur bienvenue. K. ne tarde pas à lui succéder, traînant dans son sillage une bordée de courtisans, de pages et d’écuyers. La foule, plus compacte que jamais, s’écarte jusqu’à former un cercle parfait dans lequel vous vous engouffrez. Le sang rugit dans tes tempes et entre tes cuisses ; tu décides de prendre ça pour un heureux présage.
Vous vous saluez. Plus question d’attendre maintenant ; toi et K. avaient hâte d’en découdre. Engoncé dans l’armure flamboyante qu’il portera sans doute pour le tournoi, il manie une flamberge de la meilleure facture et un bouclier immaculé. De bien belles armes, qui feraient merveille à ton bras.
Dégainant ta propre flamberge – une vieille amie si ébréchée qu’elle semble édentée –, tu la poses par-dessus ton bouclier, puis interpelles le grand héritier.
— Voilà un duel bien terne en cette matinée. Que te dirait d’en nourrir un peu l’enjeu ?
— N’y a rien que tu possèdes que je puisse convoiter, sorcière, si ce n’est ton con, réplique un K. goguenard.
— Que si, tu réponds. Tu me veux loin de la chevalerie, paysanne ou putain, mariée à la terre plutôt qu’à l’armure. Voici donc mon marché : tes armes contre les miennes.
— En quoi s’agit-il d’un marché équitable ? Un mendiant ne voudrait pas de ce cure-dent.
Tu le tiens.
— Tu m’as mal comprise, chevalier : mes armes contre tes armes. Mon droit à la chevalerie contre tes biens. Cheval, armure et épée. Je te fais grâce du bouclier ; trop coquet à mon goût.
— Que me chaut que tu te prétendes veuve de fer ou non ?
Mais K. ne peut plus refuser : tout le monde connaît la raison de son affront. Déjà la foule s’emballe, ravie de ce nouveau défi ; parmi elle, les dames de compagnie s’agrippent aux mains de leurs maîtresses avec un enthousiasme non dissimulé.
— Je suis grande femme, assènes-tu encore, et, si le cœur t’en dit, te laisserai prendre ta revanche pendant le tournoi.
K. frémit, rugit, puis se lance à l’attaque. Le duel a commencé ; les termes en sont acceptés.
K. cogne dur, K. cogne fort, K. cogne vicieux.
Ce petit salopard est plus expérimenté que tu l’avais escompté, et c’est à grand-peine que tu repousses ses premiers assauts. Une estafilade ouvre ta pommette ; un coup de pied bien placé enfonce ta genouillère. K. grogne son mépris. Le chant de l’acier contre l’acier recouvre peu à peu le brouhaha de la foule, et enfin tu entres dans la danse.
coup d’estoc coup de taille feinte parade coup de bouclier se baisser encaisser ta langue qui claque contre ton palais le goût du sang entre tes dents tes muscles gonflés d’adrénaline de rage l’autre crie de plaisir de douleur tu ne sais plus tu sais juste que tu veux gagner l’écraser l’humilier l’humilier comme lui la veille avec son sourire brutal et ses doigts agiles l’assiette renversée les cheveux défaits les mots crachés sur la pierre câtin d’acier tu veux lui faire payer et tant pis si pour ça tu dois
Ton épée vole en éclats.
Un choc de trop et voilà l’amie fidèle qui casse net entre tes doigts. Ne te reste que ton bouclier, que tu brandis en catastrophe pour bloquer une méchante attaque. K. ricane, pense sa victoire acquise. Tu le détestes. La colère décuple tes forces. Le loup mord l’acier, envoie valser son épée dans la poussière, comme la veille ton intégrité. Ne restent plus que son écu contre le tien, et ta rage contre la sienne, et à ce jeu, nul ne peut défier une femme bafouée.
K. quitte le château dans la matinée, vierge d’armure et de flamberge et de fierté. Tu le regardes partir en fourbissant ta nouvelle épée.
Les dames de compagnie sont les premières à s’inscrire pour le tournoi d’été.