Thé ou café ?

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Espiègle, sensible et têtue, je me sens surtout observatrice d'une époque à la fois trouble et passionnante. J'écris aussi sous le pseudonyme de Mayana LAUREN. J'ai publié "Ma Vie Avec (ou sans) ... [+]

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— Active un peu les essuie-glaces ! Il manquerait plus qu'on ait un accident !
L'œil figé, Bernard regardait la pluie s'abattre sur le pare-brise avec des yeux de mérou au bord de l'asphyxie.
— Quand je pense qu'on s'est tapé deux heures d'embouteillages... pour ça !
Il avait murmuré avec l'espoir illusoire de calmer la colère sourde qui l'animait et lui rongeait l'estomac.
— Respire par le ventre Minouchon, ça va aller, et puis, quand même, on n'aura pas tout perdu, on peut toujours garder les couverts en argent, ça vaut cher aujourd'hui, et ça fait chic sur une table quand on reçoit du monde !
Bernard contemplait maintenant le périphérique qui étendait ses tentacules de part et d'autre.
— Mouais, n'empêche que la tante Gilberte, je la retiens ! Avec son thé qui pue le chloroforme et ses tartes aux bisous qui dégoulinent, ses « Oh ! mes petits chéris comme c'est gentil de vous être déplacés pour votre vieille tatie, gnagnagna... », tu parles ! Tout ça pour repartir avec une caisse de vaisselle moisie et du linge qui date de Louis XIV, et encore ! Je suis sûr que Louis XIV, il aérait sa chambre, lui ! Et il avait des draps qui fleuraient bon les géraniums et les haies de charmille des jardins de Versailles, lui ! Parce que...
— Tu t'enflammes, Minouchon, c'est mauvais pour ton ulcère ! Allez, allez, on va vite oublier cette fâcheuse journée et rentrer nous mettre au chaud devant un bon feu de cheminée ! Tiens, pour oublier le thé épouvantable de tante Gilberte, je vais nous préparer une bonne infusion de chez Mariage Frères, ou alors je te fais un double expresso avec le café « spécial Noël » que j'ai trouvé chez Fauchon, tu veux ? Il a intérêt à être bon, d'ailleurs, ce café, il m'a coûté un bras, mais je me suis dit : si on ne peut plus s'offrir quelques petits plaisirs de temps en temps... Crise ou pas crise, moi, je reste une épicurienne adepte de toutes ces petites joies...

La logorrhée de Marianne se perdit peu à peu dans les limbes de l'esprit embrumé de Bernard, quelque part entre le cerveau reptilien et les tréfonds de son inconscient. Il faisait toujours ça, lorsque Marianne blablatait, des heures parfois, pour ne rien dire : il débranchait tout, mais réussissait à émettre à intervalles réguliers quelques « mmh, mmh » bien calés, et plongeait serein dans ses pensées. Sauf que ce soir-là, pas moyen de penser à autre chose qu'à cette vieille peste de tante Gilberte...
— Mmmmfff, quand je pense à comment elle nous avait appâtés au téléphone avec ses « Et j'ai quelques petites choses pour vous, vous comprenez, je préfère donner de mon vivant, c'est mieux pour tout le monde, quand on peut faire plaisir », non mais quel rat !
— Minou-Minou, regarde la route, ça glisse !
— Ah, ça ! elle est pas près de me revoir, la vieille bique ! Je vais tout balancer à la poubelle en arrivant, ça va pas faire un pli ! Avec un peu de chance, on va arriver pile en même temps que la benne à ordures, ils passent bien à 19 heures, le samedi ?
— Oui, Minouchon, mais je garde les couverts en argent !
— Garde-les si tu veux, soupira Bernard, on ne sait jamais, en aiguisant bien les couteaux, ça peut toujours servir...
Marianne prit un air faussement offusqué et gloussa :
— Rhooo, Bernard ! Tu sais que je déteste quand tu fais ton humour noir ! Ouf ! enfin sortis du périph ! Allez vite, chauffeur ! Rue des Acacias !
— Arrête de faire l'enfant, ça m'énerve...

Lorsque Bernard gara la voiture ce soir-là, le camion à benne entamait justement le ramassage des ordures de la rue des Acacias.
Tandis que Bernard ouvrait le coffre d'un geste rageur, Marianne saisit au vol l'argenterie qui trônait sur le dessus de la caisse offerte par tante Gilberte, se hâta dans l'escalier, avant de se raviser. Et cette petite théière en forme de koala ? Elle était mignonne, après tout, et elle ferait très bien l'affaire au quotidien...
— Minouchon, hurla-t-elle du premier étage, garde la théière, celle en forme de koala, je m'en servirai pour tous les jours, ça évitera d'abîmer la Guy Degrenne du mariage !
Bernard, quant à lui, saluait les éboueurs qui disparaissaient déjà au coin de la rue.
— Trop tard ! lança-t-il à la cantonade en montant quatre à quatre l'escalier pour rejoindre sa femme.

Il ne remarqua pas tout de suite le petit voyant rouge qui clignotait sur le répondeur dans l'entrée. Marianne s'affairait déjà en cuisine lorsqu'il appuya sur la touche « Lecture » de l'appareil : « Mes chéris, c'est Tatie ! Oh, je sais ce que vous allez dire, je suis un peu coquine, mais je n'ai pas pu m'en empêcher, j'adore les farces ! C'est mon côté enfant ! Alors, voilà ! Je voulais juste vous dire, dans la théière, vous savez, celle en forme de koala, magnifique d'ailleurs – un cadeau de mon regretté Germain –, j'ai glissé un petit quelque chose, vous savez, un papier rectangulaire avec une signature en bas à droite, et quelques chiffres que j'ai dessinés bien comme il faut, de quoi voir venir pour vos vieux jours. Vous allez me dire, j'aurais pu vous le donner directement, mais ça aurait été trop banal ! C'est mon cadeau, et c'est pour vous !! Allez, gros bisous ! »
— Minouchoooooon ! Tu m'as pas répondu ! Thé ou café ?

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