Obsession Dentition

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Nouvelles :
  • Policier & thriller

L'impact des gouttes sur le métal blanc de la table de jardin avait toujours fasciné Philippe Toussaint, et en ce jour de pluie, comme à son habitude, il s'était posté devant la fenêtre du salon pour observer le ciel se déverser sur le vieux meuble en fer blanc. Un bruit dans la maison vide, cependant, l'arracha à sa contemplation.

— Y a quelqu'un ?

Seul le silence lui répondit, et Philippe Toussaint se détendit. Ces derniers temps, il était un peu à cran : après la percée phénoménale que représentait le succès de l'opération de haut vol qu'il avait réalisée quelques mois plus tôt, et l'espoir qu'elle représentait pour les futurs progrès de la médecine, le public avait commencé à s'intéresser à lui, et à ses passe-temps. Le scandale n'avait pas tardé, et les titres des journaux le hantaient. « Obsession dentition. ». « Attention à vos canines ! » « Un dentiste trop passionné. » « Chasse aux caries ! »

Qu'est-ce que ça pouvait bien leur faire, pourtant, qu'il aime collectionner les dents des animaux qu'il abattait pendant ses séances de chasse ? Même si sa maison regorgeait de dents, il n'avait jamais braconné d'espèce illégale, bien qu'il fut très fier des deux défenses en ivoire qui trônaient au-dessus de sa cheminée, petit cadeau d'un ancien (et riche) client.

Un nouveau bruit le fit sursauter. Cette fois-ci, il en était sûr, il y avait quelqu'un chez lui. Un frisson courut le long de son échine, et il saisit son téléphone. Après les nombreuses lettres de menaces de défenseurs de la cause animale outrés par sa décoration, il avait commencé à craindre pour sa vie, et il ne souhaitait pas prendre de risque.

— Vous avez composé le numéro de la Police nationale, que puis-je faire pour vous ?

Natasha Menant était au standard depuis deux heures déjà quand elle répondit à ce nouvel appel d'une voix lasse. Parfois, comme aujourd'hui, elle enchaînait les broutilles sans importance, celles qui n'avaient en rien besoin de l'implication de la Police.

— Je suis Philippe Toussaint, le docteur Philippe Toussaint.

L'oreille aux aguets comme lors de ses parties de chasse, Philippe Toussaint écoutait, à l'affût du moindre bruit. Il ne bougeait plus, dos au mur, les yeux glissant dans toutes les directions. Avec son téléphone à l'oreille, sa voix à peine plus haute qu'un murmure, et sa posture tendue, il avait l'air d'un prédateur acculé. Tout à coup, un bruit qu'il connaissait parfaitement se fit entendre, lui glaçant le sang jusqu'aux veines

Le bruit d'un revolver qu'on recharge.

— Il y a quelqu'un chez moi. Quelqu'un d'armé. J'habite au 36 rue du Clo...

Sa voix s'étrangla dans sa gorge, et Natasha s'empressa de faire de grands signes à sa voisine, lui signalant l'urgence.

— Monsieur, est-ce que tout va bien ?

Elle attendit une seconde, une seconde qui lui parut s'éterniser pendant des heures, avant de recevoir une réponse qui lui arracha un cri.

— Bonsoir docteur Toussaint. Il fait un temps de mort aujourd'hui, vous ne trouvez pas ? 

Et tandis qu'une équipe était envoyée jusqu'au domicile du docteur, dont l'ordinateur connaissait heureusement l'adresse complète, Natasha resta suspendue au téléphone. La voix masculine qu'elle avait entendue paraissait étrange, presque désincarnée, à travers le combiné.

— Ne bougez pas, docteur Toussaint. Ne bougez pas, ou je tire.

Natasha entendit un rire aigre s'élever.

— Vous allez finir par tirer quoi qu'il arrive, n'est-ce pas ?

La tension était palpable jusque dans la petite pièce où travaillait Natasha.

— Vous comprenez vite, docteur Toussaint. Maintenant, asseyez-vous là. Et posez votre téléphone sur la table, il ne vous servira à rien.

Malgré l'angoisse, Natasha eut un petit sourire de fierté revancharde. Le téléphone servait déjà à quelque chose. Il fallait juste espérer que l'équipe intervienne à temps...

— Au revoir, docteur Toussaint. J'espère que vous ne tenez pas à vos canines...

Le coup de feu retentit dans les oreilles de Natasha qui faillit en tomber de sa chaise. Cependant, la jeune femme n'était pas au bout de ses surprises. Alors qu'elle n'entendait plus que des bruits non-identifiables, comme si le meurtrier déplaçait des objets, une nouvelle voix se fit entendre, plus aiguë, plus humaine, plus inquiète aussi.

— Philippe, j'ai entendu un bruit, est-ce que tout va... Mon Dieu !

Quand, enfin, les policiers arrivèrent sur la scène du crime, ils découvrirent le docteur Toussaint, assis dans son fauteuil de cuir, les paupières closes, une balle logée entre les deux yeux, la bouche ouverte et sanguinolente. Ses canines avaient été arrachées, et reposaient désormais sur le manteau de la cheminée en-dessous des défenses d'ivoire, accompagnées de l'arme du crime, l'un des revolvers personnels de la victime.

À l'entrée du salon, une femme était allongée, évanouie. Son corps ne présentait aucune blessure grave, juste quelques bleus et une tension faible. Une fois réveillée, elle se présenta comme Axelle Lieb, l'ancienne assistante du docteur Toussaint devenue une vieille amie au fil des ans, qui était venue lui rendre visite.

— Vous comprenez, c'était un homme charmant... Il aimait la chasse, oui, mais il n'a jamais rien fait d'illégal, et c'était tellement, tellement injuste que la presse l'incrimine ainsi... 

Encore sous le choc, la jeune femme raconta s'être réveillée en entendant le coup de feu, sans avoir tout de suite réagi à cause de son esprit embrumé par le sommeil. Quand elle avait compris qu'il se passait quelque chose d'anormal, elle était descendue. En arrivant au salon, elle avait entraperçu un homme de dos, grand, blond, habillé de noir, mais son dernier souvenir était celui du visage ensanglanté de son ami tourné vers elle. Après cela, elle avait dû s'écrouler sur le sol, laissant le meurtrier filer.

— Est-ce que je peux aller aux toilettes ? 

Une policière indiqua le fond du couloir à Axelle, qui s'y engagea d'un pas chancelant. Une fois devant le lavabo, elle fit couler de l'eau froide, et se lava vigoureusement les mains. Elle avait l'impression que ses doigts étaient tachés du sang de Philippe Toussaint, et les frotta avec frénésie pendant de longues minutes avant d'abandonner. Une voix désincarnée se fit alors entendre.

— Il fait un temps de mort aujourd'hui, vous ne trouvez pas ? 

Axelle leva les yeux vers le miroir, fixant son propre reflet avec intensité, avant de laisser échapper un rire nerveux. Aujourd'hui encore, à près de quarante ans, elle était encore surprise par ses propres imitations. Elle se souvenait encore des fous rires qu'elle avait avec ses collègues, dans l'officine de dentiste du docteur Toussaint, quand elle le singeait à la perfection.

— Et vous voyez, Axelle, afin d'arracher une carie, comme ici, avec la canine...

Et avec un dernier sourire, Axelle vérifia une dernière fois qu'aucun de ses ongles n'était incrusté de sang, et laissa les traits de son visage s'affaisser à nouveau en retournant dans le couloir. Quelle tristesse, après tout, de perdre un vieil ami !

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