Le trou béant

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La lumière du soleil fait rougir mes paupières, et je fronce les sourcils. Je sais que, bientôt, je devrai ouvrir les yeux et revenir à la réalité mais, en attendant, je profite de ces quelques instants de répit pour me prélasser dans la jouissance des souvenirs.

Ils sont nombreux, glorieux et vivifiants, et je lézarde paresseusement devant leur ardeur pour essayer de réchauffer le sang dans mes veines. J'ai toujours eu une excellente mémoire.

Je me souviens encore de son doigt sur mes lèvres, léger, volatile, imperceptible caresse papillonnant sur ma bouche à travers les brumes de mon sommeil. J'ai l'impression d'entendre son rire, guttural et rauque comme le sont les rires matinaux, et sa voix qui me murmure des mots d'amour à l'oreille. C'est à ce moment-là que je la prends dans mes bras pour la plaquer contre moi, en espérant qu'elle se taise enfin et que je puisse dormir encore un peu, profiter de ces fragments d'éternité que nous offre le sommeil, piquer du nez dans sa nuque, et m'emplir de sa fragrance, de cette odeur que son shampoing laisse dans ses cheveux.

Alors elle reste immobile quelques instants, elle laisse courir ses doigts le long de mon bras, puis elle les repose sur ma joue, petite main froide contre ma peau. Puis elle soupire doucement, et elle ajoute, de sa voix à demi-réveillée :

« Un jour, tu aimeras les matins autant que moi. »

Ce refrain est gravé dans ma tête comme une litanie. Je pourrais vous parler, des heures durant, de la beauté de ces matins que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai probablement jamais. Je n'ai pas ses yeux, après tout.

Ses yeux ont toujours vu ce que personne n'arrivait à distinguer, comme s'ils étaient capables de percer le secret de ces dimensions parallèles où tout est pareil mais sensiblement différent. Ils ont toujours remarqué les petites choses de la vie, la couleur particulière d'une fleur au balcon, la forme singulière d'un nuage dans le ciel, le sourire qui se dessinait sur les immeubles voisins, la beauté des gens sur qui notre regard glisse sans s'accrocher.

J'ouvre les yeux, la tête droite, et je regarde au loin. Devant moi s'étalent des dizaines de tombes, paysage de gris agrémenté de chrysanthèmes. La lumière du matin, froide et sombre, s'accorde à l'humeur morose du pays d'Hadès. Je ne vois toujours pas la beauté de l'aube, et encore moins dans ce cimetière désolé.

Je n'ose pas encore baisser les yeux. Je ne sais que trop ce que je verrai, c'est moi qui ai choisi l'emplacement après tout. Elle voulait que le soleil se lève sur sa tombe, que l'aube la frappe même dans la mort. Je n'ose pas baisser les yeux, et comme tous les matins, je repartirai sans avoir regardé le trou béant qui s'ouvre dans le sol. Elle n'est pas encore morte.

Le diagnostic est tombé il y a un an. Une vilaine tumeur au cerveau, un glioblastome multiforme, nous ont annoncé les médecins. Je n'avais jamais entendu ces mots auparavant, puis, très vite, j'ai emmagasiné toutes les informations que je pouvais trouver. Quand le couperet est tombé, nous nous sommes enlacés toute la nuit, et l'aube nous a retrouvés, éveillés, les yeux pleins d'une terreur charnelle : je la serrai dans mes bras comme pour éloigner une froideur cadavérique que je redoutais déjà, en murmurant que je chérirais jusqu'au dernier chaque moment passé avec elle.

Quel mensonge.

Les premiers mois étaient durs. Nos familles nous soutenaient autant que possible, mais je me retrouvais souvent seul à l'hôpital où j'attendais dans les couloirs blancs et aseptisés pendant des heures. J'ai appris à détester cette odeur indéfinissable qui venait se coller à mes vêtements, qui me suivait jusque chez moi quand nous rentrions et qui me rappelait chaque jour un peu plus que le cancer venait me voler la femme de ma vie.

Je pensais m'habituer à cette vie de désespoir, passée à grappiller quelques minutes de soulagement, quelques secondes de bonheur volées à l'enfer, puis son état a empiré. Elle a perdu l'appétit et la parole, et tout à coup, elle passait ses journées assise dans notre lit, à fixer le mur d'en face. Je rentrais le soir pour la trouver immobile, figée dans la même position que le matin-même.

L'infirmière haussait les épaules, en me disant que c'était normal, jusqu'à ce fatidique après-midi où elle m'a appelé, alarmée, pour m'annoncer que ma femme était transportée à l'hôpital pour rester en observation. Elle s'était levée soudainement pour briser le cadre qui protégeait la photo de notre mariage, avant de s'écrouler sur le sol, la main en sang. Son poing avait frappé mon visage sans hésitation.

Je pense que c'est depuis ce soir-là que je déteste la personne qui a pris sa place. Il m'a fallu du temps pour admettre qu'il ne restait de ma femme qu'une coquille vide. Petit à petit, ses yeux se sont vidés de leur substance. Elle demandait aux infirmières de fermer les volets le soir, car la lumière du soleil à l'aube la dérangeait. Je la regardais en essayant de retenir quelques bribes de celle qu'elle avait été.

À chaque personne qui me disait que mon courage était une vraie preuve d'amour, j'avais envie de hurler que je haïssais ce corps malingre. À chaque membre de sa famille qui me remerciait de l'accompagner dans cette épreuve, je voulais demander si j'étais le seul à voir qu'elle n'était plus la même, si j'étais le seul qui l'aimait suffisamment pour ne pas confondre celle que nous avions tous chérie et celle qui se tenait à sa place aujourd'hui.

Je voyais notre mariage se déliter sous ses piques, mais je ne pouvais rien dire, je ne pouvais rien faire. Quel monstre abandonnerait sa femme face au cancer ? Quel fou ne voudrait pas profiter des quelques mois de sursis que vous offre gracieusement la maladie ?

Je me tais depuis des mois, et je viens sur sa tombe tous les matins. Son corps n'est pas encore enterré, mais je sais que c'est le seul endroit où l'usurpatrice n'a pas infecté les souvenirs de la femme que j'ai aimé. L'aube est mon réconfort.

J'aime enfin les matins autant qu'elle.

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