Le Gardien

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Dans la pièce aux murs pâles, dans l'endroit le plus calme de la maison, Simon range patiemment ses bocaux sur de larges étagères en bois verni. Les soulevant délicatement, un à un, il retire, avec un chiffon doux, la fine couche de poussière reposant sur les couvercles métalliques.
Satisfait de son travail, il rejoint le centre de la pièce, et s'assoit confortablement dans son fauteuil rouge. Il reste alors immobile, longtemps. Respirant paisiblement, il plonge en souriant dans les souvenirs nostalgiques de ses jeunes années.

Chaque jour, il répète les mêmes gestes, méticuleux, précis. Il démarre par les étagères de gauche et termine toujours par celles qui encadrent la fenêtre. Tous les bocaux, de même forme, de même dimension, portent sur le devant une petite étiquette en papier jaune, un rectangle sur lequel est écrit un nom exotique, une date, un lieu.
Celui qui est en face de Simon est désigné comme « Khamsi – 28/04/69 – Al Minya », sur un autre, posé sur l'étagère de droite « Pampero – 19/08/74 – La Plata ». Simon en a rassemblé exactement deux-cent-vingt-huit, qu'il a accumulés au fil de ses voyages.

L'observateur non averti conclurait que chaque bocal ne contient rien d'autre que du vide. Les écrins laissent parfaitement entrevoir le papier peint rose qui recouvre les murs. Le verre brille, créant mille petits éclats se reflétant un peu partout...
Simon a parcouru tous les continents pour réaliser son œuvre. Il capture les vents dans ces récipients transparents au toit de métal. Il chasse tous les vents... et les conserve soigneusement depuis un demi-siècle.

Les vents l'ont toujours fasciné, les tempêtes surtout, celles de sa Bretagne natale. Des courants emportant tout sur leur passage, entraînant avec eux des particules de terre, de sable, des embruns, de l'iode aussi... Les vents se chargent de moiteur, d'eau, des parfums du monde, tantôt épais, parfois légers. Aucune bise ne ressemble à un typhon, à une bourrasque, chaque souffle est unique par son épopée et sa personnalité.

Installé dans son fauteuil, Simon imagine les périples des vents qu'il conserve sur ses étagères. Qu'ont-ils rencontré, quels obstacles ont-ils usés, quelles terres ont-ils caressés... ? Au-delà de ces pensées paysagères, le vieux collectionneur, songeur et fier, sourit en détaillant chacun de ses joyaux... Il se considère comme un gardien de l'humanité, convaincu que les courants d'air représentent de petits fils argentés d'une valeur inestimable, reliant chaque individu à son voisin, comme de petits traits d'union.
Ils ont rencontré l'humanité toute entière... et en ont emporté avec eux une trace, aussi infime soit-elle.
Dans la pièce aux murs pâles, dans l'endroit le plus calme de la maison, Simon veille sur son trésor, se gardant de libérer le souffle capturé comme s'il s'agissait du bien le plus précieux qui soit. Témoin de nos vies, de nos passages sur terre, il protège dans ses bocaux nos souvenirs concentrés et mêlés dans les bourrasques domptées. Ses vases contiennent toutes les âmes envolées, les effluves des corps caressés, les pollens, poussières, fragments de tout, concentrés et magiques.

Le mois dernier, Simon cassait, pour la première fois, un bocal contenant une tempête qui ne souffle qu'une dizaine de jours par an, dans le sud de la Patagonie. Le vent s'échappant de sa prison de verre créa tout à coup un courant tourbillonnant quelques instants au centre de la pièce, avant de mourir devant la fenêtre.

Simon vieillit. La porte de la pièce aux murs pâles est restée fermée ce matin, Simon ne viendra plus. Il avait pris soin de laisser quelques notes, désirant que ses cendres soient dispersées, parmi tous les vents de sa collection, sur ses terres natales.

Ce jour-là, étonnamment, aucun souffle n'agitait les vagues. Le calme absolu. Tandis que les proches de Simon s'affairaient à ouvrir chaque bocal, les vents libérés restèrent un long moment à tournoyer mollement au-dessus du petit groupe.

À l'instant de la dispersion des cendres du défunt, se forma dans le ciel une gigantesque colonne des vents mêlés qui, lentement, s'avança vers la mer, emportant avec elle Simon.

Le lendemain, quelque part sur la côte du Labrador, Martin scrute les nuages, observant un étrange phénomène, des volutes magnifiques, poussées par des courants inhabituels. Une masse d'air, imposante, dansant avec les anges.
Fasciné, Martin sortit un récipient de son sac qu'il brandit aussitôt vers le ciel. En une fraction de seconde, dans un geste expert, il capturait ce vent inconnu... devenant, sans le savoir tout à fait, le nouveau gardien de l'humanité.

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