Mon vieux monsieur

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Je suis une grande lectrice depuis l'adolescence grâce au réalisme de l'oeuvre d'Émile Zola. Passionnée par les romans historiques et notamment la Renaissance italienne je m'adonne volontiers ... [+]

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J'aimais lui rendre visite malgré les interdictions de ma maman. Elle me mettait sans cesse en garde contre lui, persuadée qu'un vieux monsieur ne pouvait pas être simplement gentil avec une petite fille. Mais lui, il était différent, et je ne comprenais pas la fâcheuse manie des adultes à voir le mal partout.
Il vivait dans une modeste habitation à la sortie du village, suffisamment isolée pour qu'il ait la réputation d'un homme bourru, sans conversation et dépourvu de bonnes manières. Mais il était tout le contraire : attentionné, bavard et bien élevé. Il avait pour seuls compagnons un chartreux, qui se prélassait au soleil quand il ne chassait pas les rongeurs, un épagneul, qui le suivait comme son ombre à longueur de journée, et une montbéliarde, qui ruminait dans son pâturage pour lui donner du bon lait. Il menait une vie paisible mais solitaire. Il me souriait à chaque fois que je passais devant son portail. Il était toujours dehors, qu'il vente, qu'il neige, qu'il pleuve, qu'il gèle. Je m'arrêtais souvent le regarder traire sa vache qui était si imposante. J'avais même accepté, assez timidement, de goûter son lait. Ne connaissant que celui du commerce, ma grimace à la première gorgée l'avait amusé. À ce moment-là, j'ai su qu'il deviendrait important dans ma vie.
Au fil des jours, il avait fini par me guetter le matin pour me saluer d'un geste de la main. Parfois, lorsque je n'étais pas en retard pour attraper le bus de l'école, je prenais quelques minutes pour le laisser glisser dans mon sac à dos des gâteaux encore chauds tout juste sortis du four qui rendaient mes camarades tellement envieux. Et c'était devenu un rituel car j'étais toujours en avance. Le soir, il surveillait le bruit de moteur du bus et venait à ma rencontre, excité comme un gamin de m'entendre conter ma journée.
À la belle saison, quand le soleil inondait de ses rayons sa terrasse, il y installait une petite table et m'invitait à m'y asseoir en sa compagnie pour boire un chocolat chaud dans lequel il mettait un peu de miel. Il prenait place en face de moi et me regardait me régaler de ce doux breuvage. J'adorais ces moments privilégiés au cours desquels il me parlait de son enfance, de son travail aux chemins de fer, de sa famille qu'il ne voyait plus. Je ne posais jamais de questions, par respect, et il se confiait aisément. Ayant dû aider très tôt ses parents aux travaux de la ferme, il n'a pas eu la chance de fréquenter très longtemps les bancs de l'école, d'où son engouement pour les disputes, les jeux dans la cour de récréation, les remontrances de la maîtresse, le chahut à la cantine, qui m'étaient si ordinaires. Il m'avait appris à traire Églantine, sa vache, qui avait tout de suite accepté ma maladresse et qui avait ensuite apprécié ma douceur. Son chien Hector était devenu mon meilleur ami et ne se lassait pas de rapporter les objets en tout genre que je lui lançais. Quant à Boule-de-suif, le chat, il me snobait, jaloux de mon intrusion sur son territoire, mais à aucun moment je ne m'en suis sentie offensée.
Plutôt débrouillarde pour mon âge, je lui demandais conseil pour presque tout. Heureux d'être sollicité, il m'avait aidé à réparer mon vieux vélo, le grille-pain de Maman ainsi que mon réveil. Un jour de grand vent, alors que je regrettais à haute voix de ne pas posséder de cerf-volant, il m'avait aussitôt proposé d'en fabriquer un et j'ai pu parader dans tout le village, fière de pouvoir imiter les autres enfants. Pour le remercier, je l'avais initié à Mario Kart sur ma console mais ses réflexes, tout comme ses articulations, étaient trop rouillés pour acquérir la dextérité nécessaire à ce jeu. Résigné, il avait préféré m'apprendre à jouer à la pétanque, me jugeant particulièrement adroite pour cet exercice. Mes progrès avaient été si rapides que nous nous sommes inscrits au tournoi du village, et notre duo atypique s'est hissé à la troisième place du podium ; mais j'étais triste que Maman n'ait pas pu assister à notre victoire inattendue. La prochaine fois peut-être...
Quand la température devenait fraîche, voire froide, j'investissais son salon et je faisais mes devoirs chez lui, j'étais très appliquée et il y veillait. Je sais, j'aurais pu tout simplement me réfugier chez moi. Seulement, à quoi bon être seule entre quatre murs quand je pouvais siroter une boisson chaude au coin du feu, en bonne compagnie tout en me délectant d'histoires passionnantes ? Il ne faut pas rentrer chez des inconnus, me disait ma maman. Elle m'avait aussi dit de ne pas parler à des inconnus. Je ne l'avais pas écoutée et je n'allais pas commencer aujourd'hui ! De plus, sa petite maison était aménagée avec goût, parfaitement entretenue et respirait la sérénité. Je m'y sentais en sécurité.
Les villageois utilisaient tout leur temps libre à nous épier, véhiculant des commérages médisants que je savais infondés et dont je me fichais éperdument, mais qui blessaient profondément ma maman qui était cataloguée comme une mauvaise mère. Elle me sermonnait, mais rien n'y faisait. Elle était occupée de l'aube au coucher du soleil et j'étais livrée à moi-même sans surveillance. Je l'aimais plus que tout ma maman, et je l'admirais pour son courage, depuis la disparition de Papa, à enchaîner trois boulots dans le seul but de m'offrir un quotidien décent. Mais elle n'avait pas d'autre choix que de me faire confiance, et au regard de mes très bons résultats scolaires, elle a vite compris qu'elle ne ferait pas mieux. À l'usure, j'avais réussi à la convaincre de faire connaissance de mon vieux monsieur, et rassurée sur ses intentions, elle avait fini par s'accommoder de la situation et à faire abstraction des ragots qui occupaient les journées vide d'intérêts de ces campagnards.
Une nuit, j'ai entendu la sirène d'une ambulance et les aboiements d'un chien. Rêve ou réalité, je n'aurais su dire. Envahie par un mauvais pressentiment, je n'avais pas pu retrouver le sommeil. Le lendemain matin, mon vieux monsieur n'était pas là pour m'attendre et me sourire. J'avais tout de suite compris que je ne le reverrai pas. Le soir, un panneau « À vendre » avait été accroché sur le portail et avait confirmé mes craintes. Plus aucune trace non plus d'Églantine, d'Hector et de Boule-de-suif.

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