La cinquantaine flamboyante

Recommandé

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections


Nouvelles :
  • Littérature générale
Comme d'habitude, ils allaient devoir attendre ! Elle avait subi une éducation rigide qui imposait au moins un quart d'heure d'avance au moindre rendez-vous pour ne pas ressentir l'infamie du retard. Lui, il détestait ces salles impersonnelles, tous ces praticiens dévoués qui « donnent » leur temps et disposent du vôtre, ces secondes qui deviennent des heures !
Bien sûr il faisait la tête ! Qu'est-ce qu'elle devrait dire, elle qui se sentait épuisée de devoir le secouer en permanence ? On aurait dit qu'il prenait un malin plaisir à traîner le plus possible ! Et à chaque occasion ! Pour arriver à l'heure, même chez des amis, c'était un vrai parcours du combattant !
Par convenance, ils s'étaient assis côte à côte. Elle feuilletait un des magazines mis à disposition sur la table basse et lui jouait sur son téléphone portable. Quinze ans de mariage et plus rien à se dire à part les reproches rituels ou les listes de courses. Ils s'étaient mutuellement accordés ce rendez-vous de la dernière chance : un psychologue spécialisé qui, paraît-il, fait des miracles pour les couples en rupture de communication, de compréhension, d'affection et tutti quanti.
L'exactitude étant la politesse des rois, à vingt heures pile, la porte s'ouvrit et un couple en larmes mais enlacé quitta le cabinet après un bref salut d'encouragement à ses successeurs. Le sauveur des unions, debout dans l'encadrement, observait en silence ses derniers patients à qui il était déjà en train de consacrer les soixante minutes suivantes de son précieux temps.
Il savait par expérience que ces premières impressions étaient capitales pour comprendre les problèmes qu'on allait lui exposer. Qui se lèverait en premier ? Avec ou sans un regard pour l'autre ? Entreraient-ils ensemble, séparément, qui passerait devant ? Comment le regarderaient-ils, le salueraient-ils ?
C'était pour cette raison qu'il n'avait pas de secrétaire, juste une plate-forme pour les appels. Sa fierté ? Être le meilleur dans son domaine. Avant même que les deux personnes n'aient atteint les sièges devant son bureau, il avait compris tous les rouages de leur relation, détecté les blocages et envisagé des pistes de réflexion.
Dernier moment important : qui prendrait la parole ? Généralement c'était celle ou celui qui avait pris le rendez-vous. Puis... c'était l'habituelle litanie ! Il se mettait alors en pilotage automatique, ils racontaient tous la même histoire ! Une posture neutre, quelques « hum, hum » d'encouragement ou de relance quand le flot se tarissait, son regard profond, perçant, dirigé alternativement vers la source du bruit ou le partenaire silencieux... tout en réfléchissant parfois à toute autre chose. Ce qu'il ne perdait pas de vue c'était sa pendule ! À quarante-cinq exactement, il prenait la parole, résumait les griefs, donnait des sujets de discussion pour la semaine, fixait le rendez-vous suivant et... encaissait son dû ! Une seule chose pouvait maintenir sa concentration durablement, même pendant toutes les autres consultations de la journée voire de la semaine, et devenir son unique sujet de conversation le soir avec son épouse, c'est cette flamme de haine et de rancœur qui passait, si fugitivement que ce fût, dans les yeux du mari ou de la femme à qui le burn-out conjugal imposait une action définitive. La mort ou la prison, c'était déjà ce qu'il ou elle avait l'impression de subir dans son couple ! Une seule fois, la première, il avait négligé ce signal et avait amèrement regretté son irréparable erreur. Depuis, il s'appliquait à conseiller la séparation immédiate et définitive à ces couples en danger, suggérant même l'aide de la police si nécessaire. Il était à présent infaillible !
À vingt et une heure trente, rituellement, il garait sa voiture de luxe dans le sous-sol de son pavillon et retrouvait son épouse qui lui servait son whisky quotidien tout en donnant la dernière touche au repas soigné qu'il avalerait distraitement en lui faisant son rapport du jour : ce qu'il avait gagné grâce à ses compétences et sa clairvoyance, les cas intéressants, les négligeables, les éventuelles alertes rouges. Il demandait rarement des nouvelles de leurs deux étudiants qui effectuaient leur cursus à l'étranger, mais régulièrement le rappel des dates des prochaines invitations où il promènerait sa cinquantaine flamboyante de réussite personnelle, professionnelle et sociale avec sa jolie femme au bras. La dernière bouchée avalée, il allait fumer un cigare au salon en somnolant sur les journaux – ce qu'il nommait son heure de décompression –, puis rejoignait son épouse endormie dans le lit conjugal.
Ce soir-là, l'inhabituelle obscurité l'interpella dès l'entrée. L'absence imprévue de sa moitié l'irrita bien un peu, mais son whisky était servi, son repas tenu au chaud et, accessoirement, une petite carte indiquait que celle qui bichonnait son petit mari passait la soirée chez sa maman qui avait été victime d'un petit malaise cardiaque en fin d'après-midi. Comme il n'avait pas de cas grave à relater aujourd'hui, aucune importance s'il dînait seul.
Son heure de décompression lui ferait le plus grand bien, il se sentait vraiment très las ! Il alluma son barreau de chaise, s'installa dans son fauteuil préféré, ouvrit un journal et s'endormit comme une bûche. Il dormait toujours quand le cigare tomba, enflamma le papier avant de s'attaquer au revêtement puis à la garniture du siège. Cerné par le feu et respirant les vapeurs toxiques, le dormeur passa de vie à trépas sans reprendre conscience malgré les stridulations désespérées du détecteur de fumée. La vaste propriété étant isolée, seules les très hautes flammes alertèrent les voisins. La maison brûla entièrement mais, heureusement, le feu ne se propagea pas aux résidences proches grâce aux efforts des pompiers enfin dépêchés sur les lieux. Les experts conclurent à un banal accident domestique, fruit d'un fatal concours de circonstances.
Les funérailles furent grandioses. Tous les patients avaient tenu à rendre un dernier hommage à celui qui comprenait si bien les couples et à soutenir cette pauvre dame qui avait tout perdu. Son absence au moment de l'incendie l'avait certes sauvée, mais elle aurait sûrement entendu l'alarme. Elle allait devoir vivre avec ce remords latent !
La veuve, droite et digne pendant toute la cérémonie, n'avait d'yeux que pour la petite urne où les cendres de son époux avaient été collectées. Elle projeta vers cet objet symbolique ses plus profonds sentiments pour son compagnon de vie avant que l'ordonnateur ne scelle la plaque de marbre gravée puis peinte en lettres d'or pur, portant une grande photo émaillée de cet homme si beau avec ses tempes grisonnantes qui ajoutaient à son charme, si svelte, si élégant... si imbu de lui-même et de son panache !
« Trente ans ! Trente ans à être le miroir où tu admirais ton reflet. Trente ans à ton service comme gouvernante, cuisinière, baby-sitter, répétitrice des enfants que tu as rejetés dès qu'ils ont été en âge de ne plus t'admirer béatement. Trente ans à être exhibée comme un faire-valoir, un animal bien dressé. Trente ans à entendre tes certitudes et tes fanfaronnades chaque soir !
Infaillible pour percevoir la petite flamme du burn-out conjugal, vraiment ? Quel brasier dans mes yeux que tu ne regardais plus ! Qu'ai-je connu d'autre que la prison des apparences ou la mort intérieure dans notre union de parade ? Quand l'amour unilatéral finit par disparaître, la vie est bien vide ! S'il y a une petite chose que tu n'aurais jamais dû négliger, mon brillant chéri, c'est l'intelligence de celle que tu as épousée. Une bonne raison de te laisser exceptionnellement seul plus une généreuse dose de somnifère dans ton whisky et tu l'as expérimentée au sens propre, ta fameuse "cinquantaine flamboyante" ! »

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Recommandé